mardi 24 mai 2022

L' épouse


 

 

Le médecin passera demain encore. Il vient chaque jour, entre dans la chambre et reste quelques minutes assis au pied du lit.

Il n’y a rien à faire.

Il leur a dit : il n’y a plus rien à faire.

Elle est allongée au centre de leur attente et elle aussi attend.

Son corps s’égrène.

Son corps entier est soumis à des pulsations inconnues, se fraye un chemin dans une fosse qui la serre et la berce à la fois.

Quelque chose se bat.

Elle bat de partout, elle laisse faire, se laisse faire parfois et soudain se redresse encore.

Puis son absence la reprend et les murmures autour du lit s’éloignent.

Elle n’entend plus que des voix, les mots sont devenus des sons, l’atteignant avec plus ou moins de force, dont elle ne reconnait plus les émetteurs.

Sauf la sienne qui lui parvient encore comme détachée de celles des autres même si elle ne comprend plus ce qu’elle dit. La sienne comme une sorte de berceuse, de mélodie lénifiante qui la retient encore.

C’est de va-et-vient que ce temps qui va s’ouvrir enfin est maintenant fait.

Ce n’est plus une ligne, elle bascule.

Une fine enveloppe élastique qui la tire et la repousse hors de la chaleur possible et puis la ramène de temps à autre à la surface depuis deux jours.

Elle oscille entre le départ et le bruissement de leurs voix.

Ce n’est pas elle qui décide, c’est son regret.

Elle attend encore.

Et chaque fois que cette attente la meut, elle revient au milieu des voix qui murmurent autour d’elle et elle cherche.

Les yeux fermés elle sonde la pression de leurs vaisseaux et compte les battements de leurs cœurs.

Elle a trouvé ce savoir en effleurant la limite où elle se tient en équilibre depuis plusieurs semaines.

Elle sait maintenant de quoi ils sont faits.

À travers de brusques déchirures elle sort de la gangue opaque où elle est tenue en arrêt et elle voit.

Elle les perçoit comme des corps, de la matière mouvante plus ou moins rapprochée d’où s’extraient, plutôt bas des sons.

Les yeux fermés, à travers leurs voix devenues des résonnances, elle les voit.

Puis la lourde et lente faiblesse d’être la submerge et elle repart, s’agite un peu puis s’endort.

Ils toussent et se penchent.

Chacun porte une part de cette découverte.

Mais chacun fait ce qu’il peut et reste ce qu’il est.

Un soulagement après les mois d’agonie et la lucidité qui ne pardonnait rien, même pendant les nuits, au corps encore virulent continuant de s’appliquer à demeurer présent dans sa débâcle.

Ils n’en pouvaient plus de sa souffrance, de ces liquides bleutés instillés dans ses veines contre sa souffrance ni d’être tenus autour d’elle. Ni des liquides toujours un peu souillés de sang et d’autres scories qui sortaient par les orifices de son corps.

Trop loin.

Trop prêt.

La dévisageant pour mettre à jour leur propre mort inscrite aussi sous sa mâchoire crispée.

Ils l’entouraient voilà.

Et elle au centre de ce cercle travaillait.

Tout ce poids de chair travaillait à s’éteindre et le feu de ses artères n’était pas chose facile à calmer.

Elle gémissait et ils accouraient encore.

Impatients tous sans vouloir se le dire.

Pressés de voir s’achever le spectacle ennuyeux de la disparition.

Elle met beaucoup de temps à pouvoir disparaître.

Elle continuait de les effleurer à travers sa résistance, de les toucher malgré leur protection, malgré les apparences de solidarité qu’ils avaient mises en scène pour contrer l’inéluctable.

Ils passaient.

Ils se relayaient.

Ils s’adressaient les uns aux autres quelques mots de courage et de servitude.

Avec le temps ils avaient réussi à tapisser de haut en bas la chambre de leurs rituels conjuratoires, resserrant ainsi un peu l’entrebâillement vers l’inconnu qui aurait pu les absorber tout entier.

Happés par le silence à devoir regarder trop près.

Se redressant tous, ils s’étaient immobilisés en amont, simplement adossés contre la fatalité.

Inconsciente, elle vibre de partout sans ordre et sans répit et l’écho de son agonie, se heurtant parfois si intensément sur les murs de la chambre, les sidère.

Ils pourraient entendre.

Lorsqu’elle s’apaise, parfois elle s’apaise, ils pensent.

Ça y est.

Elle y est.

Là-bas, puisque c’est ailleurs sans qu’on sache pourquoi ni comment, c’est un autre lieu.

Et quelque chose de souple les recouvre alors.

C’est fait.

Qui les libère aussi.

Mais elle revient et le chuintement qui s’échappe de ses côtes et sort en saccades par sa bouche constamment entr’ouverte les rappelle à leur vœu d’inertie.

Elle revient.

Elle a oublié quelque chose.

Elle cherche quelque chose dont elle ne pourra pas se passer.

Elle revient au bord et soupire les yeux fermés.

Tendue par tous les pores de sa peau, elle a besoin d’un flux, d’une pente, d’une surface suffisamment lisse qui lui permettrait de glisser.

Elle voit.

Elle sait maintenant cela.

Ce qui s’en va n’est que ce qui manque.

S’est ouverte comme une crevasse en elle ce dont elle a toujours manqué.

Son corps demande des comptes et sa main et ses yeux, ce qu’il leur faut maintenant c’est être regardés.

Pour laisser les ombres et les murmures de ces présences qui l’enveloppent la séparer et lui permettre enfin de s’effacer.

Elle cherche où est ce lien qu’il lui faut couper mais dont l’extrémité devrait être tenue par quelqu’un d’autre.

Un autre.

Mais cet autre ne laisse aucune empreinte.

Tout ce qui reste d’elle refuse d’emporter ce constat.

Tout son pouvoir d’exister l’appelle encore.

Elle veut qu’il la trouve et elle craque de partout sous cette nécessité sans merci.

Son autre n’est pas là et l’absence d’image la retient.

Son corps soutenu par elle seule cherche ce qui l’a connu pour lui dire adieu.

Son pas résonne à travers la chambre vide où ils sont rassemblés.

Elle voit et sait que c’est là seulement sur une des pulsations qui perdent petit à petit le rythme des mouvements qui continuent un peu partout dans son corps qu’elle trouvera ce qui la décèlerait.

La prendrait toute complète et l’aiderait à s’en passer.

Elle cherche.

La masse indistincte de son histoire s’émiette et elle pleure.

Son temps est en larmes et son visage est sec.

Au point où s’effacent entièrement les mémoires, elle attend.

Pour le quitter il faudrait qu’il soit là.

Il n’y a personne.

Son corps, qui s’exaspère, gémit, se tord.

Elle sent ses bras se tendre.

Mais il ne la voit pas.

Il est debout.

Il lui tourne le dos et fait face à leurs années d’existence.

Elle cherche en vain, ce dont elle se sépare ne la reconnaît pas.

Son départ est indéfinissable.

Il l’a déjà quittée.

Il n’entend pas.

Entre eux ce soir se répand leur vie commune.

Dans l’espace qui se referme, ce qu’elle veut partager.

Où il a marché sans presque rien voir d’elle qui pourtant à ses côtés elle aussi marchait.

Le temps de la suppression se resserre au plus près sur ce dont elle a besoin ; qu’il la regarde.

Une seule fois.

Afin de pouvoir s’oublier, qu’il la fasse avoir existé.

Mais il est sorti.

 

 

 

11/2009

 

 

 

 

 

 

 

 

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