mardi 24 mai 2022

L' épouse


 

 

Le médecin passera demain encore. Il vient chaque jour, entre dans la chambre et reste quelques minutes assis au pied du lit.

Il n’y a rien à faire.

Il leur a dit : il n’y a plus rien à faire.

Elle est allongée au centre de leur attente et elle aussi attend.

Son corps s’égrène.

Son corps entier est soumis à des pulsations inconnues, se fraye un chemin dans une fosse qui la serre et la berce à la fois.

Quelque chose se bat.

Elle bat de partout, elle laisse faire, se laisse faire parfois et soudain se redresse encore.

Puis son absence la reprend et les murmures autour du lit s’éloignent.

Elle n’entend plus que des voix, les mots sont devenus des sons, l’atteignant avec plus ou moins de force, dont elle ne reconnait plus les émetteurs.

Sauf la sienne qui lui parvient encore comme détachée de celles des autres même si elle ne comprend plus ce qu’elle dit. La sienne comme une sorte de berceuse, de mélodie lénifiante qui la retient encore.

C’est de va-et-vient que ce temps qui va s’ouvrir enfin est maintenant fait.

Ce n’est plus une ligne, elle bascule.

Une fine enveloppe élastique qui la tire et la repousse hors de la chaleur possible et puis la ramène de temps à autre à la surface depuis deux jours.

Elle oscille entre le départ et le bruissement de leurs voix.

Ce n’est pas elle qui décide, c’est son regret.

Elle attend encore.

Et chaque fois que cette attente la meut, elle revient au milieu des voix qui murmurent autour d’elle et elle cherche.

Les yeux fermés elle sonde la pression de leurs vaisseaux et compte les battements de leurs cœurs.

Elle a trouvé ce savoir en effleurant la limite où elle se tient en équilibre depuis plusieurs semaines.

Elle sait maintenant de quoi ils sont faits.

À travers de brusques déchirures elle sort de la gangue opaque où elle est tenue en arrêt et elle voit.

Elle les perçoit comme des corps, de la matière mouvante plus ou moins rapprochée d’où s’extraient, plutôt bas des sons.

Les yeux fermés, à travers leurs voix devenues des résonnances, elle les voit.

Puis la lourde et lente faiblesse d’être la submerge et elle repart, s’agite un peu puis s’endort.

Ils toussent et se penchent.

Chacun porte une part de cette découverte.

Mais chacun fait ce qu’il peut et reste ce qu’il est.

Un soulagement après les mois d’agonie et la lucidité qui ne pardonnait rien, même pendant les nuits, au corps encore virulent continuant de s’appliquer à demeurer présent dans sa débâcle.

Ils n’en pouvaient plus de sa souffrance, de ces liquides bleutés instillés dans ses veines contre sa souffrance ni d’être tenus autour d’elle. Ni des liquides toujours un peu souillés de sang et d’autres scories qui sortaient par les orifices de son corps.

Trop loin.

Trop prêt.

La dévisageant pour mettre à jour leur propre mort inscrite aussi sous sa mâchoire crispée.

Ils l’entouraient voilà.

Et elle au centre de ce cercle travaillait.

Tout ce poids de chair travaillait à s’éteindre et le feu de ses artères n’était pas chose facile à calmer.

Elle gémissait et ils accouraient encore.

Impatients tous sans vouloir se le dire.

Pressés de voir s’achever le spectacle ennuyeux de la disparition.

Elle met beaucoup de temps à pouvoir disparaître.

Elle continuait de les effleurer à travers sa résistance, de les toucher malgré leur protection, malgré les apparences de solidarité qu’ils avaient mises en scène pour contrer l’inéluctable.

Ils passaient.

Ils se relayaient.

Ils s’adressaient les uns aux autres quelques mots de courage et de servitude.

Avec le temps ils avaient réussi à tapisser de haut en bas la chambre de leurs rituels conjuratoires, resserrant ainsi un peu l’entrebâillement vers l’inconnu qui aurait pu les absorber tout entier.

Happés par le silence à devoir regarder trop près.

Se redressant tous, ils s’étaient immobilisés en amont, simplement adossés contre la fatalité.

Inconsciente, elle vibre de partout sans ordre et sans répit et l’écho de son agonie, se heurtant parfois si intensément sur les murs de la chambre, les sidère.

Ils pourraient entendre.

Lorsqu’elle s’apaise, parfois elle s’apaise, ils pensent.

Ça y est.

Elle y est.

Là-bas, puisque c’est ailleurs sans qu’on sache pourquoi ni comment, c’est un autre lieu.

Et quelque chose de souple les recouvre alors.

C’est fait.

Qui les libère aussi.

Mais elle revient et le chuintement qui s’échappe de ses côtes et sort en saccades par sa bouche constamment entr’ouverte les rappelle à leur vœu d’inertie.

Elle revient.

Elle a oublié quelque chose.

Elle cherche quelque chose dont elle ne pourra pas se passer.

Elle revient au bord et soupire les yeux fermés.

Tendue par tous les pores de sa peau, elle a besoin d’un flux, d’une pente, d’une surface suffisamment lisse qui lui permettrait de glisser.

Elle voit.

Elle sait maintenant cela.

Ce qui s’en va n’est que ce qui manque.

S’est ouverte comme une crevasse en elle ce dont elle a toujours manqué.

Son corps demande des comptes et sa main et ses yeux, ce qu’il leur faut maintenant c’est être regardés.

Pour laisser les ombres et les murmures de ces présences qui l’enveloppent la séparer et lui permettre enfin de s’effacer.

Elle cherche où est ce lien qu’il lui faut couper mais dont l’extrémité devrait être tenue par quelqu’un d’autre.

Un autre.

Mais cet autre ne laisse aucune empreinte.

Tout ce qui reste d’elle refuse d’emporter ce constat.

Tout son pouvoir d’exister l’appelle encore.

Elle veut qu’il la trouve et elle craque de partout sous cette nécessité sans merci.

Son autre n’est pas là et l’absence d’image la retient.

Son corps soutenu par elle seule cherche ce qui l’a connu pour lui dire adieu.

Son pas résonne à travers la chambre vide où ils sont rassemblés.

Elle voit et sait que c’est là seulement sur une des pulsations qui perdent petit à petit le rythme des mouvements qui continuent un peu partout dans son corps qu’elle trouvera ce qui la décèlerait.

La prendrait toute complète et l’aiderait à s’en passer.

Elle cherche.

La masse indistincte de son histoire s’émiette et elle pleure.

Son temps est en larmes et son visage est sec.

Au point où s’effacent entièrement les mémoires, elle attend.

Pour le quitter il faudrait qu’il soit là.

Il n’y a personne.

Son corps, qui s’exaspère, gémit, se tord.

Elle sent ses bras se tendre.

Mais il ne la voit pas.

Il est debout.

Il lui tourne le dos et fait face à leurs années d’existence.

Elle cherche en vain, ce dont elle se sépare ne la reconnaît pas.

Son départ est indéfinissable.

Il l’a déjà quittée.

Il n’entend pas.

Entre eux ce soir se répand leur vie commune.

Dans l’espace qui se referme, ce qu’elle veut partager.

Où il a marché sans presque rien voir d’elle qui pourtant à ses côtés elle aussi marchait.

Le temps de la suppression se resserre au plus près sur ce dont elle a besoin ; qu’il la regarde.

Une seule fois.

Afin de pouvoir s’oublier, qu’il la fasse avoir existé.

Mais il est sorti.

 

 

 

11/2009

 

 

 

 

 

 

 

 

vendredi 20 mai 2022

Le cottage

Le réveil sonna et le rêve qui avait survolé quelques instants les fraiseuses et les scies circulaires se trancha net. Il n’en connaîtrait jamais la fin.
Il faisait encore nuit et pour ne pas réveiller son épouse, il glissa hors du lit et enchaîna dans l’obscurité tous les gestes, enfilant un à un les vêtements d’hiver, ajustant précisément sur ses reins le startermic, remontant le col roulé au plus haut sous le menton, tirant l’extrémité des manches au plus bas sur les poignets.
La préparation méticuleuse de son corps qui allait affronter les heures passées dehors lui donnait un canevas qu’il utilisait chaque matin pour organiser mentalement les tâches de la journée à venir.
Depuis plusieurs semaines, tout comme ses vêtements sur la peau, les futures actions se superposaient dans l’espace clos de ses pensées entièrement vouées au chantier.
Il descendit sans bruit dans la cuisine et avec la fumée de sa première cigarette, avala rapidement le café déjà prêt.
Chaque articulation, des cervicales aux lombaires, crissait sous l’ankylose des premiers mouvements. Ses épaules étaient traversées par une barre de métal dont les extrémités affutées s’enfonçaient derrière le cou.
Depuis plusieurs semaines, il soumettait tous ses muscles à des extensions, flexions presque incessantes, se courbait, s’agenouillait sans répit.
Tout, il faisait tout seul.  S’approvisionner, planifier, dessiner, envisager, découper, abattre, mesurer, se hisser, hisser, tailler.
Il avait retrouvé son élément, le lieu des problèmes tous solvables.
Le toit du cottage en s’ouvrant lui avait révélé les multiples faiblesses du bâtiment. Main d’œuvre incompétente, réflexion hâtive, contradictions de projets indécis.
En même temps que la découverte progressive de l’incurie de ses prédécesseurs il lui avait fallu reconnaître l’état de délabrement général de la construction. Presque entière. La fuite entre les jointures des tuiles mécaniques, légère entaille qu’il avait repérée au printemps et qui ne devait nécessiter qu’une brève intervention s’était transformée, dévoilant au fur et à mesure la dégradation qui l’entourait, en une dégénérescence généralisée. Plus il s’enfonçait plus s’exposait l’état de vétusté de l’ensemble de la construction. Après tout, aucune remarque sur ce point. Ce n’était là que la logique du temps et de l’usure. Mais, simultanément à ces impératifs incontournables, la faillibilité irrationnelle des prestations antérieures. Absurdes, toutes, et bâclées.
Bien sûr, il était consterné par l’ampleur des travaux autant que par l’ampleur de l’incurie,  mais la découverte d’une nouvelle malfaçon, après les tous premiers à-coups de perplexité et de découragement, aiguillonnait fiévreusement son potentiel salvateur. Toute cette crasse, ces débris, toutes ces traces de la nature profonde, négligence et médiocrité impensables, des précédents propriétaires le laissaient assujetti certes mais lui redonnait sa place à la tête d’un esprit. Celui qui l’habitait depuis toujours. L’entreprise.
C’était toute une histoire, cette petite maison.
Il s’était toujours référé à elle comme à sa « troisième maison », débordant d’une fierté contenue devant ce nombre quasiment miraculeux dont il pouvait se prévaloir face à ses congénères lorsqu’il s’agissait d’afficher discrètement son appartenance sociale. Ma première maison, ma deuxième maison, celle de Floride, et celle-ci, ma troisième maison, qui ressemblait encore un peu à une sorte de clapier mais nul n’était censé le savoir, il la destinait à la location, oui, oui, et la discussion pouvait alors aisément glisser sur les déboires de tout propriétaire, les affres du marché de l’immobilier, tous ces thèmes dont il raffolait et qui le gonflait juste à la pression adéquate pour qu’il regagne sa demeure, la première, plein de courage et du sentiment d’accomplissement qui finirait bien par l’accompagner, quand tout serait enfin terminé.
C’était long, disons-le, c’était interminable. Il ne voyait pas le bout de ce projet de réfection mais il n’en avait peut-être pas saisi le commencement non plus. Pas vraiment. Après avoir simplement remis d’aplomb une fenêtre ou deux, mis à part quelques retours furtifs qui ne duraient que quelques jours pour reprendre tel ou tel élément, il l’avait abandonné pendant plusieurs années.
Comme ce temps où il avait tout laissé aller à vaux l’eau avait filé vite, quelle étrange sensation d’avoir eu l’impression de vivre avec une telle force pour n’avoir en fait, au bout du compte, rien à regarder, rien à évaluer sur le résultat de toutes ces péripéties qui l’avaient excité mais surtout ralenti dans l’achèvement de ce qui importait vraiment.
Il était resté étrangement occupé, posté accroupi sous les cimaises d’une toute autre bâtisse, une sorte de merveilleux château en Espagne, où il était, d’une façon complètement imprévisible, resté immobilisé tout ce temps dans un angle de sa vie.
Pas de celle qu’il exhibait, à travers laquelle il se déplaçait la tête haute et assez sûr de lui, où il continuait d’assurer le strict minimum visible pour donner le change.  Une vie souterraine, inaccessible, battant dans chaque vaisseau, bourdonnant nuit et jour sans discontinuer dans ses oreilles jusqu’à l’assourdir.
Il s’était mis progressivement à oublier tant de choses autour de lui. Ces choses qui, avant, lui conservaient sa tenue, furent soumises, toutes,  à une inquiétante combustion lente. Tant de choses.
Parmi elles, il avait presque oublié le cottage, oublié ce qu’il devait en faire. Comme à travers tout ce qui lui donnait, quelques années plus tôt, sa crédibilité, tant à ses propres yeux qu’à ceux de ses proches, mais d’abord à ses propres yeux, en le remettant sans cesse à plus tard, il passait,  chaque jour, à travers. Négligée la pensée même de devoir y installer un locataire afin de préparer l’avenir et d’étoffer un peu les revenus mensuels.
Et pourtant pendant tout ce temps, l’avenir, il ne pensait qu’à ça.
Tout en gardant les mâchoires serrées et son cap dans les dédales des mensonges et de l’imposture du présent.
Le présent, il ne pensait qu’à ça.
Mais ce n’était pas si simple.
Il s’y démantelait dans le présent, pris dans l’attente des jours meilleurs, il comptait ceux qui passaient, pointant chacune de ses parties discordantes vers la perspective de cette nouvelle vie qui allait s’entrouvrir bientôt. Quand il serait enfin libéré de celle-ci. Cette libération, il lui avait lentement donné la forme d’un salut, du seul salut envisageable pour pouvoir se regarder en face et redevenir maître de sa propre destinée.
Il avait choisi.
C’est ce qu’il croyait alors.
Après avoir marché longtemps pour y penser, pensé longtemps pour se préparer, cherché à se documenter le plus précisément possible, se laissant vagabonder, dès qu’il se retrouvait seul, des heures durant sur internet, s’abandonnant aux articles des agences de voyage, plongeant dans l’infinie variété des photos de villes, de paysages et y mûrissant lentement l’idée de havres de paix et de plénitude où il irait enfin retrouver sa véritable essence.
Au cours de la lente élaboration de son avenir, d’un avenir qui ne serait que le sien, dessiné, façonné par sa main, qui n’appartiendrait qu’à lui et qui ne serait plus émietté dans les besoins et les exigences de sa famille, il avait réussi à se créer un réseau d’appuis, des rencontres virtuelles, certes, mais avec qui il tissait fréquemment des liens d’échanges chaleureux.
Il pourrait ainsi s’appuyer sur des connaissances lorsqu’il ouvrirait puis fermerait la porte de sa maison pour la dernière fois, disant adieu à tout ce passé d’homme à tout faire et à l’erreur presque pathétique qu’avait été sa vie conjugale qui lui pesait maintenant comme un joug.
Des centaines d’amis l’attendaient, disséminés un peu partout à la surface du globe, des amies principalement, à qui, par un échange aussi régulier que possible de messages, il se confiait et qui devaient lui servir de point de chute le jour où. Le jour enfin où c’en serait fini de cette étroitesse à laquelle il se sentait condamné depuis si longtemps. Ses correspondantes le comprenaient, certaines se disaient prêtes à le seconder et qui sait. Il recevait leurs encouragements à se conduire en homme en voie de libération comme un baume sur la complexité de sa décision.
L’aliénation avait effectué lors de ces dizaines d’années son œuvre de sape, il y avait oublié qui il était, oublié jusqu’à ses rêves, cloîtré son corps, la sexualité de son corps, confinée comme sous le coup d’une sanction sans appel dans l’excitation fugace que lui procuraient les vidéos pornographiques. Il avait abandonné sa vie sexuelle comme il avait abandonné la lecture, abandonné la musique, abandonné l’art sous toutes ses formes,  abandonné même l’idée de toutes ces délicatesses, en fait pour quel bénéfice ?
Une belle maison dans ce comté à deux heures de train de New York mais coupé de toute vie culturelle, des voisins dont il connaissait les pratiques quotidiennes et les secrets jusque dans les moindre recoins, des parties chez ces voisins de temps à autre, le samedi en été, où jamais rien de ce que tous savaient les uns sur les autres n’effleurait jamais la surface du barbecue et des cocktails, et surtout, caché derrière les murs si bien entretenus de sa demeure, un mariage épuisé, épuisant où tout était tellement stérilisé, tellement irrémédiablement à sa place et depuis si longtemps qu’il se sentait ankylosé jusque dans sa capacité respiratoire rien qu’en l’évoquant.
Sous les faux-semblants de son énergie sans limite, sa disponibilité, son dynamisme presque légendaire et son humour, ainsi il était, vidé de sa substance et servile.
Dans cette nécessité de remplir au mieux ses devoirs de chef de famille, voilà ce qu’il était devenu, un traître à lui-même.
Cette vie à venir, qu’il s’était minutieusement construite en secret avait pris progressivement tout son espace psychique. Il s’était découvert d’abord tiraillé, dans un état d’apesanteur qui lui était peu familier. Accroché aux repères monolithiques auxquels il s’identifiait depuis si longtemps, il s’était, par une rotation sur lui-même presque complète, senti prêt à bondir vers l’inexploré d’un nouveau corps, d’une nouvelle âme puis cette existence future avait pris la place de l’autre, il s’était retiré peu à peu de toutes ces occupations quotidiennes en ne conservant que celles qui auraient pu donner l’alerte si il les avaient négligées, il avait élaboré des monticules de justifications, d’explications, d’excuses pour être prêt à répondre aux questions de son épouse dont le regard demeurait fiché dans sa moelle épinière comme la dague de sa mauvaise conscience. Il continuait pourtant à agir, c’est cela, il agissait, agissait parce qu’il lui était devenu tout à fait possible d’avoir la sensation d’agir simplement en s’y préparant.
Face à ce vide empli de possibilités qui s’ouvrait devant lui, il sentait parfois confusément se mouvoir en lui des songeries, pris de vertige sans pouvoir clairement définir ce qui pouvait ainsi l’ébranler, frôlant des espaces si enkystés qu’ils restaient hors d’atteinte de sa conscience presque parfaitement muselée par tant d’années de service.
Depuis que ce projet de fuite avait germé puis pris consistance, il avait, pendant tout ce temps, quatre ans, oui, déjà quatre ans, presque oublié que ce bâtiment à restaurer pour le louer faisait partie de son plan. Ce petit chalet vide et minuscule qui n’était plus que l’appendice muet de la vie insatiable qui s’agitait dans l’autre maison, la grande, sa vie d’abondance à laquelle il se dévouait des heures durant, étudiant des cartes, organisant des séjours, répondant de ci, lisant de là, France, Japon, Lituanie, utilisant simultanément plusieurs traducteurs automatiques auxquels il se fiait comme à des bibles, batifolant au cœur de cette liberté si méritée dont il dessinait la trajectoire en trois dimensions sur le rectangle gris bleu de son écran.
Des heures qu’il aurait dû investir autrement pourtant, qu’il allait enfin remettre en place pour leur redonner leurs fonctions. Un temps rentable et inventif mais qu’il avait laissé à l’abandon pour pouvoir se projeter compulsivement dans les possibles presque infinis de son indépendance comme dans un  rituel, dès ses tâches quotidiennes bouclées. La femme partie au travail dans sa Mini Cooper orange. Quelques bricoles à régler et le silence, enfin le silence. Avec, en bruit de fond quand il respirait, la sibilance constante de sa tromperie.
Des heures qu’il aurait dû investir dans toutes ces autres choses qui continuaient à bruire sans lui, partout dans cette propriété immense, tous ces travaux laissés en attente, lorsque la seule attente, la seule, nuit, jour, à chaque minute, était de la quitter. La propriété, et la femme qui allait avec, leur chez eux qu’il avait payé en se châtrant, en acceptant de regarder chaque soir pendant des années la même émission, allongé face à l’écran, côte à côte avec elle dans le même lit où dès qu’il passait son bras autour de sa taille, elle le repoussait en soupirant, chaque fois, pendant des années. En acceptant de manger tous les soirs du riz, tous les soirs, qu’elle imposait au nom de ses origines mais qu’il considérait comme une façon supplémentaire de le nier jusque dans ses racines, tous ces empiètements, ces négations supportés sans jamais émettre la moindre critique, ni émettre le moindre souhait, gardant coûte que coûte comme le pôle de sa position le calme, la paix dans la famille et la paix pour les enfants au prix de tout ce qu’il enterrait ainsi d’année en année de lui-même.
Il avait même réussi à passer outre toutes ces couches d’humiliation, de doute et de rancœur, il avait réussi à riveter cette partie de sa vie pour ne regarder que celle qu’il souhaitait donner à voir, il était rieur, détendu, joyeux. Il savait que tout le monde le considérait comme fiable et efficace. Il lui arrivait même d’être si profondément identifié à cette surface qu’il voulait donner à voir qu’il émettait des signes de tendresse, offrait des mots d’amour à cette femme dont il sentait le rejet de toute sa personne à travers le dégoût que lui inspirait son sexe, comme une blessure incicatrisable.
Il s’était même dit, il en était arrivé là, que de toute façon sa libido ferait ce qu’elle fait pour tous à partir d’un certain âge, elle regagnerait lentement les zones des souvenirs et cesserait bien un jour de le tirailler en secret ainsi chacun des jours qu’il avait à exister. Il finirait par considérer le sexe comme un élément futile de sa vie et à accepter sa disparition tout comme il avait accepté celle de tant d’autres choses qui avaient sombré dans le rythme prosaïque de la conjugalité.
Mais faire ainsi le deuil de quelque chose qui n’avait qu’à peine existé était certainement plus terrible encore.
S’il avait eu la sensation d’avoir, comme on dit, bien vécu, il aurait pu aborder la pente descendante de sa vie sans regret mais il ne pouvait pas ne pas songer à cette privation radicale, à ce qui avait été ainsi amputé de sa nature même, sa nature de jouisseur, de baiseur, pour qui la femme et tous les développements qu’un homme pouvait en espérer restait l’élément fondamental de ce qu’il imaginait devoir le constituer.
Le maître de maison avait pris cette place. Faut-il donc croire que l’un ne peut pas s’accommoder de l’autre et qu’il en avait payé le prix.
Il ne demandait pas la lune, c’est-à-dire la création d’une orgie quotidienne, la sortie des placards de centaines de différents gadgets qui stimuleraient ses sens dans une escalade sans fin vers des orgasmes de plus en plus sophistiqués, non, il ne croyait pas à cette vision exponentielle de l’érotisme.
Il aurait demandé simplement une vie sexuelle régulière, joyeuse, sans complication mais sans tabou.
Mais pour cette femme qui partageait son lit depuis plus de vingt ans, une fellation était un acte impensable, à inscrire sur la liste des actions dégoûtantes. Une fellation. Il n’osait pas même imaginer ce qu’aurait été sa réaction à l’évocation d’une sodomie. Les rares fois où elle acceptait qu’il la pénètre, elle restait immobile des pieds à la tête, laissant échapper de petits chuintements pour lui signifier son plaisir. Il allait le plus vite possible, éjaculait comme on s’acquitte d’une corvée afin qu’elle n’ait pas à lui reprocher sa lenteur.
Tout était à cette image, un carcan sur tout ce qui pouvait signifier un peu d’exaltation, un peu de folie commune. Elle l’astreignait. Avec zèle. Et par esprit de devoir, peut-être aussi par faiblesse, ou par ignorance, il se laissait nouer dans l’obscurité, gardant la part visible souriante et agréable à vivre. Pour tous les autres.
Pris par la forte pression d’une forme de désespoir silencieux, celui que provoque l’irréductible mensonge à soi-même, il avait progressivement ouvert les vannes de sa révolte profonde, un flot s’était frayé un chemin, un flot boueux, tumultueux vers un avenir qu’il peinait à imaginer même s’il ne voulait pour rien au monde ne pas avoir à l’imaginer en le cédant à sa vie actuelle.
Mais il fallait maintenant les refermer pour le voir aboutir, il fallait décider et se décider à agir, poser enfin les jalons de son avenir réel, de son avenir matériel.
Il s’était laissé trop longtemps dévorer par cette soudaine profusion de lui-même qui l’empêchait de concrétiser son vœu et d’entretenir pour l’atteindre toutes ces autres choses qui l’attendaient dont, à quelques mètres, le cottage, presque entièrement désossé maintenant.
Vers lequel il marchait sur le chemin entièrement pavé par le froid sifflant dans l’obscurité où étaient plongés les débuts et les fins de ses journées de travail. Depuis plusieurs semaines, il ne voyait pas le jour. Son regard s’incrustait si précisément dans chacun des éléments de la baraque pour y diagnostiquer les types de vices dont elle était atteinte et prendre les mesures nécessaires qu’il ne pouvait s’attarder sur rien d’autre.
Plus rien.
Il commençait par allumer le four à bois hors d’âge qu’il avait installé près du chantier et qui lui permettait de venir de temps à autre redonner un peu de chaleur à son corps givré puis les actions imparables s’enchaînaient, dictées par un emploi du temps silencieux, méthodiquement menées à terme, sans pose, sans moment de respiration. Ses mouvements tous centrés sur les formes à donner aux matériaux bruts qui l’entouraient, ne laissant aucun espace pour la moindre absence, le moindre désordre qu’auraient pu occasionner quelques secondes de rêverie.
Lorsqu’il regagnait le canapé du salon, après avoir ôté ses vêtements de travail raidis par la poussière et le gel,  il serrait ses mains l’une contre l’autre, surpris qu’elles lui appartiennent encore après les avoir abandonnées pendant plus de huit heures à la mise en forme des matières. Il ne s’allongeait pas, de peur de tomber immédiatement dans l’oubli comateux mais l’effort pour rester éveillé quelques heures encore tendait derrière sa nuque les cordes d’un arc implacable dont les vibrations le faisaient bégayer. Il connaissait parfaitement cet état. Un fil entre la poursuite nécessaire de ce qu’il avait décidé de mener à  terme et son propre effondrement.
Cette contiguïté le laissait régulièrement abruti mais il trouvait dans ce frôlement de ses limites une sorte d’effervescence que peu d’évènements ne pouvait espérer remplacer.
Lorsqu’il semblait avoir enfin atteint le fond de ses ressources, dormant trois heures par nuit, ne faisant une pause déjeuner que de dix minutes, jusqu’à frôler la sensation qu’il allait s’engloutir lui-même, il faisait un arrêt. Pendant toute une journée il traînait derrière lui ses compétences mutilées, les paupières alourdies à la seule considération de ce qui lui restait encore à accomplir pour aller jusqu’au terme de son projet. Cette fois il s’agissait de transformer cet endroit comme il l’entendait.
Il en était arrivé là deux semaines plus tôt. Liquidé, calciné sous l’effort puis douze heures d’un sommeil sans nuance avaient obstrué les béances du toit et de ses idées sur le toit.
Ses plaintes les avaient couvertes aussi. Mieux. Ne s’extrayait des gerçures de ses lèvres, en dehors des jurons qui ponctuaient de temps à autre l’acoustique percutante du métier, qu’une longue suite de geignements. Chaque soir en passant en revue ce qu’il avait achevé et ce que seraient ses tâches du lendemain il pansait ses courbatures et ses contractures, massait tous leurs périmètres inflammatoires en appliquant le baume méphitique mais curateur du sacrifice. Les sourcils froncés sous l’empathie, il s’observait. Lui seul était en mesure de s’écouter, de s’offrir à leur pleine valeur la douleur de la clavicule gauche, la pupille irritée, l’hématome sur le dos de la main. Sans pause, il se plaignait à lui-même. Récitant à son organisme blessé des neuvaines en soupirant, en s’allongeant sur son lit, en s’endormant comme une bête de somme sur le canapé. Il se suppliait de se ménager, ce qu’il aurait tant voulu entendre sortir de la bouche d’un autre.
D’une autre. Épouse ingrate et anthropophage.
Épouse à bannir au plus vite de la grande allée qu’ouvrirait bientôt sa vie, lorsqu’il lui aurait enfin définitivement et calmement expliqué pourquoi  rester avec elle était inconcevable. Lorsqu’il l’aurait prise et immobilisée bien en face de lui et point par point aurait énuméré tous les griefs, toutes les souffrances, tous les dons incommensurables qu’elle avait reçus et ce qu’elle avait complètement manqué de lui donner en retour.
La perspective de ce grand nettoyage était pour lui une partie de ce qui se nomme le plus beau jour de sa vie, il se rejouait le scenario de multiples fois, savourant au passage la remémoration de tel ou tel détail qui lui procurait la sensation incomparable de plénitude que seule la justice rétablie en bonne et due forme peut procurer. Il en avait des choses à lui dire, à lui balancer d’ailleurs serait le terme plus exact. Qu’elle reste immobile en face de lui et que une à une ses vérités lui soient enfin clairement exposées.
Et puis du vent, la clef sous le paillasson de son ancienne lâcheté, de son abandon de lui-même.
Après, après, plus tard, dans un autre coin du monde, un autre essai, enfin, une autre épouse attentive à son bien-être, ouverte à ses besoins sexuels, culturels, elle existait, elle existait, c’était sûr, ailleurs.
Il ouvrit le portail et dans l’obscurité, la chienne bondit vers lui en silence. Elle avait compris qu’à cette heure aucun aboiement ne devait révéler le plaisir intense qu’elle éprouvait à le revoir après sa nuit dehors. Ils  avancèrent côte à côte jusqu’aux ombres de son usine qui se détachaient sur le ciel encore outremer. Son bivouac.
Il avait pesé chaque décision, pris des partis d’organisation qui pouvaient sembler fastidieux mais qui, sur du long terme, lui feraient gagner du temps.
Le tempo devait suivre, il l’accompagnait et le créait à la fois, bloqué par d’imprévisibles moments d’inertie, quand la pluie se mettait à tomber avec une force telle que la bâche qui recouvrait le corps du bâtiment grand ouvert s’effondrait brusquement en inondant les deux étages. Lui aussi alors se laissait inonder. Il percevait dans le hérissement de son système pileux le désastre qu’il allait devoir circonscrire encore cette fois et celui plus lointain mais sans issue des premières neiges qui viendraient, si le toit n’était pas terminé, interrompre tout jusqu’à l’année suivante.
Sans fin, sans fin, la perspective le laissait suspendu, vaguement nauséeux.
Le temps revenait au centre.
Le temps avait occupé le cœur de l’histoire, toujours tenu le rôle principal et le gardait serré tout contre lui, interminable, avaricieux, accroché bec et ongles à ses prérogatives. Dans les moments de creux, écrasé seul sous le poids indifférent de la réalité, il aurait pu pleurer. Il fallait qu’il termine, que cette bicoque qui réveillait en lui une rage muette s’achève, qu’il lui fasse la peau, la livre pieds et poings liés au premier locataire qui se présenterait pour enfin, enfin pouvoir partir.
C’est ce qu’il se disait, se répétait en stimulant sa motivation serrée à l’étroit entre les cheveux et la chapka sous les tasseaux encore résonnant des slogans de sa lutte finale. Il sciait, débitait et il allait partir mais personne ne pouvait apprécier l’élévation qui consacrait chacune des tensions disjoignant ses cartilages, chacun des moments où tant de force requise pour redresser le chaos le laissait chancelant au bord de l’évanouissement.
Non, personne ne comprendrait jamais la détermination de cette énergie qui l’amenait à s’éveiller à l’aube, tous les jours depuis qu’il avait décidé d’enfin jeter le masque aux pieds de sa femme.
Quelques mois plus tôt, il s’était décidé à tout lui dire. D’un coup.
Raisons du divorce, divorce. Tout. L’organisation du divorce, il l’avait tue. Tue aussi l’existence de cette vie, si loin, qu’il attendait et construisait obstinément depuis quatre ans. Presque cinq, il pensa, presque cinq.
Puis après les remous provoqués par cette nouvelle, le calme était revenu, en partie parce qu’il n’avait pas voulu évoquer quoi que ce soit qui brisa sa méticuleuse préparation.
Après tant d’explosions de ce genre au fil des années, tant de menaces, de part et d’autre, lot si commun à toute vie conjugale un peu étirée dans le temps, tout redevenait à chaque fois comme avant, un avant qui dessinait l’après, le pendant, un tout immuable et sans issue, percé parfois par quelques éclairs mais qui reprenait son aspect lisse et policé assez rapidement.
Sauf cette fois, cette fois, elle l’ignorait encore, elle avait une fois de plus misé sur les chaînes qui le reliaient à elle par leur entreprise immobilière commune, par leur progéniture pour faire tomber cette nouvelle menace dans le profond puit de l’oubli. Mais elle avait tort. Cette fois c’était une tout autre affaire.
La chienne jappa légèrement et s’allongea près de l’arbre où il l’attachait pendant qu’il travaillait.
Une fois cette réfection terminée, il allait tout dire. Au moment charnière. L’échéance.
La dernière mise au point avait eu lieu le soir même du départ de leur fils pour l’université, une fois revenus à la maison, malgré les kilomètres et la fatigue, il lui avait demandé de s’asseoir un moment pour parler. Il avait eu la sensation de ne pas devoir encore percer les vieux abcès localisés un peu partout dans le corps, gorge, estomac qui allaient suinter. Toxicité, mensonge, traîtrise, tant d’inconfort.
Il s’y  attendait. Elle avait évidemment assez mal pris la chose mais il n’allait pas ouvrir le débat en entrant trop finement dans les détails. Il devait juste préparer un peu le terrain, faire sentir combien le labeur était nécessaire pour trouver une issue. Ce n’était pas l’heure.
Une fois cette mise au point effectuée, tout avait de nouveau glissé vers le calme plat des couples exténués, les échanges chronométrant les tâches, les remarques sur les tâches, le choix des programmes de télévision, les remarques sur tout ce qui entourait leur insignifiance.
Il sentait que sa femme marchait sur les œufs qu’il avait laissé trainer un peu partout sur son passage. Il sentait comme elle s’efforçait d’être à son écoute, avec une patience qu’il lui avait rarement connue. Il sentait aussi comme elle cherchait le mot pour lui être plaisante, il l’avait même surprise à tenter quelques gestes lui signifiant qu’elle pourrait accepter de faire l’amour avec lui. Il avait souri et refusé. C’était pathétique, toutes ces simagrées pour tenter de donner un garde-fou à leur débâcle. Il avait besoin d’un peu de tenue.
Mais c’était fait et cette fois, même s’il avait seulement préparé la piste sur laquelle il allait décoller pour rejoindre les traits oblitérés de sa nature profonde, tout était là, attendant patiemment l’heure et dès le lendemain des prémices de cette éviscération bénéfique, il était reparti allégé, à l’aube, sur le chantier.
Depuis, c’était le silence et les formules d’usage et c’était mieux pour ce qu’il avait à terminer.
Les muscles s’échauffant au même rythme que son cerveau, il reprit lentement possession du territoire.
Il s’était endormi la veille le corps enrobé dans les plans du réseau d’évacuation des eaux usées et leurs esquisses, gribouillées ensuite rapidement lors de ses déjections matinales.
Il alimenta le fourneau à quelques mètres de l’entrée du chantier, auprès duquel il se venait se réchauffer toutes les trente-cinq minutes environ.
C’était, chaque matin, là que se situait l’enjeu, une affaire d’emprise.
Tout allait bien, froid, bruit, fatigue.
Tout allait pour le mieux aussi longtemps qu’il gardait sous contrôle les diverses manœuvres et les projetait lui-même dans le temps. Les étapes se dessinaient et se succédaient  comme il l’entendait, comme il se les représentait le soir juste avant de tomber dans le sommeil.
Tout allait bien.
La première vision du chantier mettait en place le déroulement de la journée et il pouvait alors s’approprier calmement son avenir, là où ne sévissait encore que le trouble sous un filtre opaque, l’ordre et la raison allaient bientôt tout éclaircir.
Son plan était net, d’une finesse tactique longuement mûrie, mais il ne lui fallait aucune espèce de dispersion.
Aucune.
Il reprenait ses mains, la mortaiseuse le portait droit en avant, vers ce qu’il attendait dans l’ombre depuis si longtemps. Une légèreté propre au futur lorsqu’il soutient les faîtages l’aidait à détailler ses gestes. Ils se faisaient précis, impeccables et l’effet du travail abouti le comblait d’aise.
Il réveillait en lui des contours, une image nette devant qui il s’exténuait ainsi. C’était pour lui quand il serait lui, tout cet acharnement et cette peine.
Sans une explication, il avait dû condamner sa boîte email et sa page Face book à l’isolement. Il n’avait pas envoyé un seul mot depuis des semaines, il ne lisait plus rien. Il  ignorait même si quelqu’un lui avait écrit.
Il n’avait pas le temps, il devait rester concentré, il devait avancer.
Mais parfois le désordre ambiant et la perspective de ce qui restait à en faire le terrassait. Il aurait eu besoin alors de sentir une allée de vignoble, un citronnier, de voir une porte de gîte dans, disons, le val d’Arrens s’ouvrir pour lui.
Leur chaleur, qu’ils lui prodigueraient sans compter. Un adoucisseur connu de lui seul dont il hydratait les nombreux déserts enfouis sous le cours des choses.
Lorsque parfois, il n’en pouvait plus, n’en mouvait plus, lourd au sol et fini pour lui-même, la pierre de son désarroi et de son épuisement attachée au cou, il rampait jusqu’à l’ordinateur.
Il devait se relâcher, il se rassurait en se redonnant ainsi une place et une vie sociale, pour quelques minutes, le temps de vérifier comment les fers étaient encore scellés à son avenir.
Il lui était arrivé, lors de ces crises d’allégeance, de rester figé face à l’écran vide, paralysé par un sentiment d’injustice insupportable. C’était incompréhensible mais cela c’était produit. Rien. Pas un encouragement, pas un mot en une bonne dizaine de jours. Tous ses contacts, pourtant si soigneusement choisis et entretenus, le laissaient tout seul, livré au combat qui se menait et dont il aurait tant souhaité que quelqu’un fut le témoin, qui sait, le clerc.
Il envoyait alors immédiatement ici et là sous forme de message empli de politesse un peu formelle, des sortes d’SOS courtois. Appel du fond des âges, un enfant, conviant la liste de ses amis internautes à venir jouer avec lui, à s’approprier un peu du besoin qu’il avait de se croire soutenu.
Après tout, n’était-ce pas à travers eux tous, pour le goût de la découverte, le vertige de risquer sa  peau et de pousser les limites soporatives du confort routinier qu’il était là, enfilant ses gants de protection.
S’évoquer sans protection déclenchait habituellement, dans cette impatiente envolée, une émotion qui le faisait trembler légèrement au creux du sternum puis, descendant, allait se poser dans la niche de son bas-ventre qui se dilatait immédiatement sous la tiédeur.
Mais depuis qu’il avait sérieusement repris son chantier en main, d’autres forces le gouvernaient.
Plus ténébreuses.
Et sauvages aussi.
En voyant se découper sur le ciel sombre l’ossature de la fenêtre mansardée qu’il avait décidé d’ajouter au toit et qui prenait sa forme, il eut un frémissement d’aise.
Il avait évidemment dû repousser d’un geste les commentaires et les questions que certains voisins lui posaient sur l’intérêt de compliquer par la création d’une pièce supplémentaire un projet qui était déjà si lourd et si confus, c’était ne l’oublions pas, une location, qu’aurait à faire un locataire d’une fenêtre mansardée ?
Il connaissait l’origine de toutes ces remarques, il les attribuait à de l’incompétence, à un manque de perspectives aussi.
L’angle parfait dessiné dans le ciel lui donnerait toujours raison.
Voilà tout.
La journée commençait bien, très bien.
Il sentit cette satisfaction physique, cette sorte de complétude minérale qui le fixait à lui-même et qu’aucune autre sensation,  rien d’autre, n’avait jamais remplacé.
Pendant l’action, souvent, la puissance qu’il développait sur les systèmes l’excitait à tel point qu’il devait se charger de n’importe quel fardeau suffisamment lourd pour revenir au calme. Personne ne savait comme cette masse de travail à laquelle il s’adonnait était avant tout, était surtout une masse à laquelle il s’abandonnait.
Bien sûr, bien sûr, à la nuit, il rentrait vidé, expulsé de lui-même mais ce qu’il taisait c’était l’état de réplétion dans lequel son organisme se trouvait alors. La douleur des muscles tendus, la sensation d’avoir pu meuler l’univers et les empreintes que laissait l’effort pour le faire sur tout son corps éloignaient de lui toute nuance, tout à-peu-près.
Il exultait en silence, au ras du vide absolu.
Il trouvait à cette impossibilité de ne rechercher, même pour seulement quelques minutes, qu’à atteindre cet état, des raisons. Une raison, excellente.
Son avenir.
Ligne de mire de l’intensité de toute cette mobilisation  qui ne lui laissait pas l’énergie, ou le temps, ou l’envie de déployer les éventuels  restes de ferveur ailleurs. Il se maintenait par précaution au fil ténu de ses serments et donnait de temps à autre à quelques-uns de ses correspondants tous les détails de l’avancée de son projet.
Les vœux de la nouvelle année, malgré l’urgence à boucler la toiture avant qu’il ne neige furent l’occasion d’une reprise de contact enrichissante mais aussi de mises au point quelque peu inconfortables.
Que n’aurait-il pas fait pour eux ?
Est-ce que seulement ils le comprenaient ?
Ces photos de la pose des arbalétriers, pour qui la peine de les prendre ?
Pour qui la peine ?
À travers leur éparpillement dans le monde, il leur adressa à tous et à toutes les faveurs de sa curiosité et de ses accomplissements qui étaient le but ultime, le plein épanouissement. Il les dédia à tous ces fidèles amis qui accueilleraient bientôt la réalité de ses aventures et redonneraient un sens à sa vie. Il leur adressait à tous ses vœux, sa peine d’encore devoir passer ce réveillon sans eux. Avec l’espoir que les fêtes leur soient joyeuses, il leur souhaitait une année à venir paisible et qui serait, il l’espérait de tout son cœur, la dernière.
La dernière pour lui à tourner ainsi en rond dans sa cage.
Il tournait, tournait depuis quatre années.
Depuis qu’il avait commencé à préparer ce départ vers le monde.
Les quatre années prévues avant l’autonomie de ses enfants.
Prévues.
Plus une pour se préparer matériellement.
Cinq.
Puis les concours de circonstances.
Il leur souhaitait une bonne année.
Six. La sixième. Il n’était pas indispensable de rentrer dans les détails et il n’y tenait pas lui-même, que c’était-il passé, qu’est-ce qui donc s’était ainsi écoulé ?
Le fatum.
Non.
Ingéré par ses travaux, hormis ses bons vœux, il adressait à ces futurs compagnons de route assez peu de choses au fond et ceci aussi il le taisait. Par moments, très brefs, la route, ceux qui marchaient dessus, il les oubliait.
Enroulé dans les câbles électriques, il aurait aimé y avancer à l’aise à leurs côtés mais l’espace était bien trop confiné.
Il n’y pouvait rien.
Puis, son planning relationnel légèrement modifié, se sentant coupable un peu au regard du futur flamboyant des rencontres, il se reprenait. Maintenir à tout prix cette trame de points de chute pour sécuriser son envol dans le monde, pour ne pas compromettre sa stratégie, leur faire savoir qu’il continuait sans faute à se préparer, par acquis de conscience, lorsqu’il se sentait dans l’obligation de renouer et qu’il avait alors à s’expliquer, ce n’était qu’ une étape nécessaire à son élévation.
Il déroulait, en quelques mots lisses et doux sous leurs pieds laissés pour compte, le tapis rouge des émois. Le dur éclat de l’héroïsme. Jusqu’à son dernier souffle. Ses bons amis, ses bons amis le savaient. Il les hissait sur le bûcher à ses côtés. Il n’était plus que combustion.
Le prix à payer pour ce départ était exorbitant, c’était certainement ce qu’il était en train de mesurer, le coût de la liberté, sa liberté.
Consumant dans quelques formules incantatoires les heures d’abandon, il se redisait la nécessité présente de son immolation pour faire aboutir ce projet d’évasion auquel il tenait plus que tout.
Il s’absentait dans la technique, accaparé dès l’aube, avait-il d’autres choix quand se rejoindre lui-même était son but unique ?
Il fallait qu’ils le sachent.
Que l’année leur soit douce.
Je vous embrasse du fond du cœur et vous dit à très bientôt.
Signé R.
Il fallait qu’il le sache aussi.
Réussir ce défi en misant jusqu’à ses dernières forces sur ce cottage, l’achever, l’achever pour enfin pouvoir goûter la vie comme elle le méritait, enfin ouvrir des pans entiers de satisfactions, de curiosités, déployer sans crainte toutes les capacités de ses rêves les plus profonds, les plus anciens, puisque c’est ce qu’il avait comme objectif ultime depuis la première heure.
Avec la même opiniâtreté dont il martelait les clous lorsqu’il fixait les chevrons, par coups précis et brefs, il pilonnait de quelques imprécations ses propres doutes sur lui et ses incessantes questions sur le temps, encore, jamais fini, si longtemps, après toute cette attente, quatre ans, quatre ans prévus et puis cinq et là non bientôt une sixième année maintenant et pourquoi, comment aurait-il pu le savoir ?
L’aboutissement de ce bâtiment essentiel semblait devoir le repousser encore.
Il fallait qu’il avale le vide qu’il se laissait aller à ruminer alors qu’il se donnait tout entier, devenant matière, s’identifiant à la construction qui, insensiblement, l’avait parfait. Il atteignait peu à peu la ligne incontestable de la circonférence.
Il se dilatait dans un cercle.
Parfois, rarement, se sentant pris à nouveau dans les pinces de cet étau, entre le temps et les serments de liberté qu’il s’était fait depuis si longtemps à lui-même, il retournait rapidement vers la maison une fois son épouse partie et il leur écrivait, à tous, en hâte, les mains encore engourdies par la froidure. Il leur décrivait cette entreprise surhumaine qu’il ne s’imposait que pour sa fin. Il recevait quelques pouces levés et cette sensation d’être suivi le poussait gaillardement en avant. Il laissait de côté la sensation d’incomplétude, d’illusion qui accompagnait souvent le constat du peu d’enthousiasme partagé par tous ces amis à qui il avait bel et bien confié son destin à venir.
Il la voulait, il la voulait cette vie et terminer tout ce qui devait l’être ici était partie prenante de cette vie. Il s’accrochait aux quelques messages de réconfort, malgré la désagréable impression de leur redite, il envoyait ici où là quelques signes de sa présence indéfectible et tout lui semblait presque limpide. Le cœur débarrassé de la légère gêne qu’il éprouvait à ne pas savoir tout à fait ce qu’il attendait d’eux à part l’élan, il s’y remettait.
Il n’y pensait plus.
Il enfonça quelques bûches qui commencèrent à flamber dans le corps de chauffe du poêle, ajusta le col de sa veste puis, c’était fait, il posa une des planches sur l’établi. L’odeur du bois le fit frissonner.
Le jour commençait à transformer le paysage et avec lui le rythme qu’il s’imposait.
Chaque geste dessinait sur le vide une empreinte, la sienne.
Chaque nouvelle pièce s’appuyait sur son dos.
Il s’imprégnait progressivement de la force passive des armatures qu’il faisait s’emboîter les unes aux autres.
Le ciel se courbait et il  lui imposait ses limites.
Il leva la scie et tailla l’enture.
Les vibrations et la sciure le rendirent sourd et aveugle.
Il sentit le glissement, il l’attendait.
Le moment souverain où il s’absentait.
Pris dans le calcul des compressions, il s’absentait.
C’est ainsi certainement qu’il aurait préféré son avenir, compressé. Il s’en défendait, bien évidemment, il l’attendait tant. Mais le temps à venir, c’était, sans répit, l’expansion. Elle ouvrait en lui des poches scellées jusque-là par le caractère immuable de ses attributions, de ses bardeaux de contreplaqué et de ses dogmes.
Plié ainsi dehors, le retour aux limites connues de ses références lui cassait le dos mais il échappait à des mouvements inattendus et immaîtrisables qui auraient pu s’imposer contre son gré.
Tout déplacement inconnu disparaissait de ses pensées pour s’immobiliser entre ses vertèbres.
Il respirait mieux.
Il faisait, patiemment, obstinément.
Il faisait tout.
Aucune tâche matérielle ne l’arrêtait et cette petite maison en jachère offrait un terrain complètement ouvert à ses multiples expertises.
Il faisait ici, faisait là, depuis le tout début des quelques dizaines d’années qu’ils avaient passés, lui et sa famille, dans cette maison, il avait beaucoup refait, il refaisait ici, refaisait là, exprimant des possibilités presque illimitées de mainmise sur son milieu.
Il en était, sans compromis envisageable, le centre.
Il laissait son sceau sur les escaliers, les courroies de distribution, les chaudières, les disques durs, les fosses septiques.
Chaque nouvelle création était une simple mise en pratique de sa capacité de maîtrise et plus elle s’avérait complexe ou pénible, ou,  bonheur rare, les deux, plus les obstacles enfin à sa hauteur rendaient le jeu capiteux.
Lorsqu’il manquait pour un temps de projet, il proposait ses compétences au voisinage. Assurant son statut de généreuse polyvalence autour des services qu’il pouvait rendre, il avançait très droit, une sorte de sourire intérieur traversant les échos laissés à l’arrière par ses prouesses. Aucun de ses voisins ne pouvait lui venir en aide. Il n’avait jamais besoin d’aide.
Il jugeait, évaluait, officiait et assaillait les manques, les vices, les défauts, les écarts.
Tout ce qui périclitait était sien.
Autour de lui après ses interventions bien sûr bénévoles, tant de bienfaits, tant de gratitude.
Sa femme préférant les promenades assises sur le canapé face à l’écran, sa voisine, avec qui il faisait régulièrement quelques minutes de marche sur la voie qui bordaient leurs maisons, étaient parmi les témoins les plus admiratifs et fidèles de ses multiples talents. Le suicide complètement inopiné de son époux l’avait laissée assez démunie et cet incident lui avait offert l’opportunité de démontrer une fois de plus l’intensité de sa capacité d’investissement, son haut niveau de maîtrise de la technicité et son total désintéressement.
D’une certaine façon, il l’avait sauvée. Elle s’était confiée à lui, révélant des pans entiers de leur vie conjugale que malgré leur vingtaine d’années de voisinage, il n’aurait jamais pu même imaginer. Le défunt pourtant l’aidait souvent, ils parlaient de tout et de rien, apparemment plutôt de rien puisque à aucun moment il ne s’était douté de l’état de délabrement psychique et émotionnel dans lequel il survivait.
En apprenant son suicide par asphyxie dans le garage, il avait foncé chez son épouse, sa veuve donc maintenant, voulant lui montrer qu’elle pouvait compter sur sa complète dévotion dans ces temps si durs. Il adorait s’installer ainsi au centre des catastrophes en tout genre, porteur de solutions, de rassurances matérielles et morales. Dans des conditions de dégradation de l’environnement il se présentait comme une sorte de pôle de sécurité, l’élément fiable et solide dans la tourmente.
Réparant, remontant, redescendant, il avait consacré plus d’une semaine à lui dédier ses fonctionnalités. Par chaleur humaine, par soutien. Un désintéressement à la mesure de son autorité.
Il cultivait aussi sa mémoire de cette manière. Avec constance, quotidiennement, il se rappelait à lui-même.
La réminiscence de tous ces actes laissait autour de sa pensée et de sa façon d’envisager sa pensée comme un halo, une lumière diffuse qui illuminait l’ensemble de ses attributions.
La clarté de cette conviction qui coulait partout en lui, aussi fluide que son sang, qu’il était bon à tout faire. Bon dans tout et avec tous.
Bon. Sans égal. Plus le chantier s’avérait ingrat, plus il suait et donnait de sa peine, plus il s’exténuait, plus il s’inégalait et cette bonté, cette excellence s’enveloppait autour de son corps endolori comme nulle autre peau.
Personne d’autre ne pourrait jamais le congratuler de cette façon. Il s’entourait de sa perfection et grimpait au plus indicible de la douleur qui servait de socle à sa gloire discrète.
C’était avec la jouissance feutrée de l’émérite qu’il allait au labeur et il appréciait.
Mais, il avait changé, tout ce temps, il avait dit tant d’autres choses tout ce temps. Comme un délaissement progressif de ce qui lui semblait essentiel de capter dans le regard des autres et dans le sien. Un changement d’état en quelque sorte, surprenant de nouveauté, un nouveau souffle.
Il était pendant quatre ans, cinq maintenant, presque parti de lui-même.
Parcourant cette vie potentielle qui l’avait poussé, qui lui avait poussé comme un appendice, une branche de lui-même inconnue l’avait éloigné de ce pôle si stable.
La vie à venir, celle qu’il s’était décrite si souvent, qu’il avait décrite à ses multiples amis internautes si souvent, alors qu’il était encore verrouillé au présent de sa mission paternelle, l’aventure qu’il préparait maintenant avec un tel enthousiasme, méconnaissaient les fustigations délicieuses des ponceuses, déniait aux vérins leur composant subjuguant.
Cet univers vertical, l’escalade de ces pics d’adrénaline qui dominaient l’ensemble de son paysage, comment le faire partager ?
Comment s’adonner, une fois parti vers sa transhumance métaphysique, à ces joies solitaires qui seules avaient l’heur d’éveiller sans ambiguïté l’esprit de conquête tapi dans ses entrailles ?
Tout ce temps, il n’était pas resté complétement paralysé, et lorsqu’il avait pu aborder une petite rénovation, une tâche anodine, il avait envoyé à ses correspondants du bout du monde des explications, des plans, des photos, des comptes rendus détaillés afin que tous ses amis sachent à qui ils avaient vraiment affaire mais mises à part ces broutilles où ne pouvait sérieusement pas s’exprimer son talent, en leur parlant, la plupart du temps, de tout autre chose, il avait aussi perdu le rythme, honnêtement, il le sentait bien.
Affronter l’achèvement du cottage lui en donnait la preuve irréfutable, quelque chose en lui avait changé.
Il ignorait quoi, il ignorait pourquoi mais il ne retrouvait pas la férocité des décharges qui auparavant l’entrainaient loin au-delà,  lorsque la douleur s’immisçait à travers les fractures microscopiques qui faisaient vaciller tout son corps.
Il s’était adonné, blotti dans son écran, à d’autres manipulations où, encore, il avait appris à développer de nouveaux champs d’expertise. Il avait pratiqué à distance les exercices de maîtrise des locutions amicalo-sentimentales. Elles occupaient toute son énergie, il leur disait combien il les aimait.
Il envoyait à pleines brassées de l’amour par satellite, il est probable que dispersé ainsi sur la surface de la planète, une certaine perte de consistance ait pu produire quelques effets impalpables sur sa ténacité pourtant quasi légendaire.
Mais le moment était venu d’y aller.
Avant d’ajuster la solive, il avait un reste de muret de soutènement à abattre, il leva la masse et malgré la ceinture qui protégeait ses lombaires, il sentit un arrachement qui lui bloqua le dos pendant quelques secondes. Une décharge qui remonta violemment le long de sa colonne vertébrale et  le fît s’asseoir.
Voilà.
Ces moments-là l’exaspéraient. Tout ce qui s’opposait le mettait littéralement hors de lui. Le moindre choc, le moindre antagonisme inattendu, ou comme ce qu’il venait de subir, la trahison de ses muscles minaient d’un seul coup son énergie qui volait en éclats sous la contrariété.
Il n’avait rien contre l’exténuation, il s’en apportait la preuve quotidienne. Il lui fallait simplement décider de ce qui le surmènerait. Les évènements, à l’évidence, s’imposaient contre son  autorégulation et le laissaient quelquefois impuissant et lésé.
Il ne broncha pas, ne se mordit pas les lèvres, il sentit une pression plus forte sur ses bronches et dériva l’idée même d’un sanglot en pensant qu’il devait décidément arrêter de fumer.
Puis il reprit le mors, et en quelques coups de masse, précis et sans concession, le muret fût réduit à néant.
Il rassembla les gravats et les poussa jusqu’au sas d’où ils tombaient directement dans la benne de son camion.
Le jour commençait à libérer doucement les images familières, là-bas, la maison de la voisine qui dormait encore, protégée par ses cachets, et plus loin, longeant la rivière entre les branches nues, les toits des deux cabanons de pêche que son mari avait achetés, installés, puis laissés à l’abandon.
La hauteur de la tâche n’est pas toujours aisément évaluable.
Comme dans sa propre vie, ce pauvre homme s’était toujours laissé enliser dans des projets avortés.
Il soupira et sentit le moelleux de la commisération qui  tapissait l’arrière-plan de la plupart de ses pensées sur ses compatriotes.
Elle dormait maintenant beaucoup plus sereinement.
Le décès de son mari lui laissait sur le dos une propriété où les travaux d’entretien ne pourraient jamais être assumés par une femme seule mais il lui avait fait au moins  un cadeau en disparaissant, elle pourrait maintenant les confier à quelqu’un de sérieux.
Elle l’appelait fréquemment pour obtenir quelques conseils, qu’il dispensait immédiatement.
Lorsqu’il se déplaçait afin de résoudre un quelconque problème technique, elle venait de temps à autre bavarder avec lui, l’aider un moment en lui tenant ses outils et ce n’étaient qu’étonnement, admiration et incrédulité sur un tel niveau de compétences, une telle persévérance, un tel courage. Elle ne tarissait pas d’éloges. Peut-être se cachait-il derrière ce déluge de compliment une stratégie pour accaparer ses savoir-faire, elle flattait son narcissisme et il déboucherait sa tuyauterie ou nettoierait sa chaudière avant l’hiver. Il ne voulait pas s’engager mais il était prêt à lui donner en partie tout ce dont il avait la maîtrise.
Il n’avait pas son pareil. Il le savait, le dissimulait en baissant légèrement le front mais il le savait.
Rien ne lui résistait.
Rien ne pouvait lui résister.
Ici au moins, il appréciait au nombre d’appels par jour, aux sollicitations presque incessantes, le constat d’un fait simple,  il était, lui, à la hauteur de toutes les réalisations humaines envisageables.
Dans tous les domaines de savoir-faire qu’il abordait, il devenait rapidement la référence et son vibreur témoignait des besoins que malgré lui, il savait créer. Le monde proche finissait par se modeler à sa guise, à force de travail et d’intelligence.
Lors de sa vie prochaine, il en avait conscience, il lui faudrait vraisemblablement reprendre tout à zéro, démontrer, prouver avant de regagner la place qui lui revenait de droit.
L’épuisement, les soudains déséquilibres n’étaient qu’une forme de rétribution de cette assise si  consistante tissée par les mailles de son goût immodéré pour l’impossible et de la reconnaissance immodérée de cette assise par ses voisins.
Partir, même si sa vie en dépendait, ce serait baisser le sceptre de son ascèse orné en son embout par la brillance des talents qu’il  brandissait au-dessus des crânes influençables et mi-pleins de toute cette masse d’individus ordinaires.
Son atlas, celui sur lequel il naviguait avant l’embarquement n’était pas peuplé d’individus ordinaires. Il avait soigneusement trié dans les milliers de possibilités ceux, celles surtout qui pourraient lui apporter des stimulations de toutes sortes. Il en avait tellement besoin, empêtré dans ce lit mortuaire où sa femme l’avait allongé depuis si longtemps.
Il voulait prendre ce qui lui était dû, il avait définitivement des comptes à rendre à sa propre existence, c’était simple et ce ne pouvait pas lui être donné ici, où il connaissait toutes les limites et les interstices des rituels et de leurs protagonistes.
Mais partir, même si il s’y préparait depuis si longtemps et se savait capable d’affronter l’inconnu, ce serait forcément aussi perdre, alors pour ne pas avoir à se demander quoi, il fermait les yeux et les oreilles à tout parasitage extérieur, s’ensevelissait dans les visions prophétiques et inébranlables que déclenchaient souvent sa confiance absolue dans le cumul de ses compétences.
La lumière soutenait les allées boisées, douces, douces étaient les pentes et frétillante la vie proche et sauvage qui amenait régulièrement les daims et leur famille sur sa pelouse.
Il se redressa lentement et s’étira, en équilibre sur le racinal.
Il pouvait nommer presque tous les arbres, les chemins, chacun des habitants des fermes encaissées au creux des courbes que les routes irriguaient comme le système vasculaire de tout le comté.
Il suffisait que l’air change d’odeur, qu’un gloussement de dinde sauvage traverse les buissons pour que lui soit rappelé que sur son domaine, il était le chieftain.
C’était ainsi.
La souplesse des Appalaches avait été, mais c’était du passé maintenant, à coup sûr une sorte d’Eden  et, ici comme ailleurs, la seule règle possible pour lui était celle que lui transmettait la peau criblée de rousseur de son ascendance.
L’Acte et son pouvoir.
Il avait mis plus de dix années à devenir le leader incontesté du clan, un clan métissé et hétérogène auquel s’étaient ajoutés de temps à autre de nouveaux noms qu’il avait accepté de prendre sous l’aile vaste de sa bienveillance.
Le système fonctionnait admirablement.
Les propriétés s’emboîtaient dans les accords de convivialité tacites que chacun respectait mais dont tous ignoraient  l’origine.
Il lui avait suffi de parler.
Les codes qui s’appliquaient comme des évidences devaient beaucoup au sien.
La fibre ancestrale était restée tendue malgré la diaspora et les famines, enchaînée à ses molécules à travers le temps et la distance.
Ses Septs s’étendaient maintenant jusqu’aux limites de la ville, c’était suffisant.
Ici, la rivière ne se jetait dans nulle baie, mais il sentait sur ses berges par temps couvert l’odeur épaisse des marécages qui bordaient la Lee.
Ici, son nom dépouillé du O’ de sa lignée pouvait passer inaperçu mais la rugosité de sa généalogie scandait dans sa chair, sur cet échafaudage craquant dans le froid, les rythmes de chants de guerre qui extrayaient du sol la force des brouillards occultes.
Ici, aucune négociation ne remplacerait jamais le simple constat de la puissance naturelle.
Tout à coup, il aperçut sa voisine qui se dirigeait vers la maison.
Elle avançait vivement, petite et légèrement courbée par le froid.
Il lança un appel en agitant les bras en signe de bienvenue.
En tournant la tête, il voyait s’étendre longeant la sienne sa propriété grasse et mâture, la rivière et les toits des cabanons.
Ce fut bref, une illumination.
La limite entre les deux terrains soudain céda et il groupa en un éclair les maisons, les appentis, les cottages sur une gigantesque scène d’expérimentation.
Il était déjà tout dévoué à son service, qu’empêchait un rapprochement dans la place qui solidifierait leurs fondations, ferait fructifier leurs ressources ?
Une idée.
Ce n’était qu’une idée.
Fugace.
Qu’il s’empressa de repousser en l’observant attentivement monter le chemin.
Elle approchait et l’envisager sous un angle charnel lui demanda un véritable effort.
Elle ne le brûlait pas.
Pas du tout.
Mais seul l’inconnu pouvait risquer de le mettre en feu.
Il la connaissait parce qu’elle était sa machine à laver et sa climatisation.
Il s’étonna d’avoir attendu si longtemps avant de constater ce fait aussi évident.
Il y avait beaucoup de moyens de refaire sa vie.
L’exotisme et ses défis, après tout,  n’en étaient qu’une partie.
La brume qui s’était levée en quelques minutes vers l’ouest donnait à sa propriété un profil posé,  ombragé par le chêne centenaire  sous lequel la femme anodine qui s’approchait, par sa position d’alliée pourrait méditer.
Elle avait acquis ses droits et son admiration ostensible pour lui les lui garantissait.
Ils se vouaient à des soirées paisibles.
Le chieftain.
Le chief.
Lorsqu’elle posait une question ce n’était pas pour émettre un doute mais pour qu’il y réponde.
Elle savait écouter.
Une idée.
Une rangée de cabanons de pêche à terminer.
Une rangée de charpentes à aligner à sa légende, le monde, ah ça, le monde…


A Richard 2010

 

L' épouse

    Le médecin passera demain encore. Il vient chaque jour, entre dans la chambre et reste quelques minutes assis au pied du lit. ...