Le réveil sonna
et le rêve qui avait survolé quelques instants les fraiseuses et les scies
circulaires se trancha net. Il n’en connaîtrait jamais la fin.
Il faisait
encore nuit et pour ne pas réveiller son épouse, il glissa hors du lit et
enchaîna dans l’obscurité tous les gestes, enfilant un à un les vêtements
d’hiver, ajustant précisément sur ses reins le startermic, remontant le col
roulé au plus haut sous le menton, tirant l’extrémité des manches au plus bas
sur les poignets.
La préparation
méticuleuse de son corps qui allait affronter les heures passées dehors lui
donnait un canevas qu’il utilisait chaque matin pour organiser mentalement les
tâches de la journée à venir.
Depuis plusieurs
semaines, tout comme ses vêtements sur la peau, les futures actions se
superposaient dans l’espace clos de ses pensées entièrement vouées au chantier.
Il descendit
sans bruit dans la cuisine et avec la fumée de sa première cigarette, avala
rapidement le café déjà prêt.
Chaque
articulation, des cervicales aux lombaires, crissait sous l’ankylose des
premiers mouvements. Ses épaules étaient traversées par une barre de métal dont
les extrémités affutées s’enfonçaient derrière le cou.
Depuis plusieurs
semaines, il soumettait tous ses muscles à des extensions, flexions presque
incessantes, se courbait, s’agenouillait sans répit.
Tout, il faisait
tout seul. S’approvisionner, planifier, dessiner,
envisager, découper, abattre, mesurer, se hisser, hisser, tailler.
Il avait
retrouvé son élément, le lieu des problèmes tous solvables.
Le toit du
cottage en s’ouvrant lui avait révélé les multiples faiblesses du bâtiment. Main
d’œuvre incompétente, réflexion hâtive, contradictions de projets indécis.
En même temps
que la découverte progressive de l’incurie de ses prédécesseurs il lui avait
fallu reconnaître l’état de délabrement général de la construction. Presque
entière. La fuite entre les jointures des tuiles mécaniques, légère entaille
qu’il avait repérée au printemps et qui ne devait nécessiter qu’une brève
intervention s’était transformée, dévoilant au fur et à mesure la dégradation
qui l’entourait, en une dégénérescence généralisée. Plus il s’enfonçait plus
s’exposait l’état de vétusté de l’ensemble de la construction. Après tout,
aucune remarque sur ce point. Ce n’était là que la logique du temps et de
l’usure. Mais, simultanément à ces impératifs incontournables, la faillibilité
irrationnelle des prestations antérieures. Absurdes, toutes, et bâclées.
Bien sûr, il
était consterné par l’ampleur des travaux autant que par l’ampleur de
l’incurie, mais la découverte d’une
nouvelle malfaçon, après les tous premiers à-coups de perplexité et de
découragement, aiguillonnait fiévreusement son potentiel salvateur. Toute cette
crasse, ces débris, toutes ces traces de la nature profonde, négligence et
médiocrité impensables, des précédents propriétaires le laissaient assujetti certes
mais lui redonnait sa place à la tête d’un esprit. Celui qui l’habitait depuis
toujours. L’entreprise.
C’était toute
une histoire, cette petite maison.
Il s’était
toujours référé à elle comme à sa « troisième maison », débordant d’une
fierté contenue devant ce nombre quasiment miraculeux dont il pouvait se
prévaloir face à ses congénères lorsqu’il s’agissait d’afficher discrètement
son appartenance sociale. Ma première maison, ma deuxième maison, celle de
Floride, et celle-ci, ma troisième maison, qui ressemblait encore un peu à une
sorte de clapier mais nul n’était censé le savoir, il la destinait à la
location, oui, oui, et la discussion pouvait alors aisément glisser sur les
déboires de tout propriétaire, les affres du marché de l’immobilier, tous ces
thèmes dont il raffolait et qui le gonflait juste à la pression adéquate pour
qu’il regagne sa demeure, la première, plein de courage et du sentiment
d’accomplissement qui finirait bien par l’accompagner, quand tout serait enfin
terminé.
C’était long,
disons-le, c’était interminable. Il ne voyait pas le bout de ce projet de
réfection mais il n’en avait peut-être pas saisi le commencement non plus. Pas
vraiment. Après avoir simplement remis d’aplomb une fenêtre ou deux, mis à part
quelques retours furtifs qui ne duraient que quelques jours pour reprendre tel
ou tel élément, il l’avait abandonné pendant plusieurs années.
Comme ce temps où
il avait tout laissé aller à vaux l’eau avait filé vite, quelle étrange
sensation d’avoir eu l’impression de vivre avec une telle force pour n’avoir en
fait, au bout du compte, rien à regarder, rien à évaluer sur le résultat de toutes
ces péripéties qui l’avaient excité mais surtout ralenti dans l’achèvement de
ce qui importait vraiment.
Il était resté
étrangement occupé, posté accroupi sous les cimaises d’une toute autre bâtisse,
une sorte de merveilleux château en Espagne, où il était, d’une façon
complètement imprévisible, resté immobilisé tout ce temps dans un angle de sa
vie.
Pas de celle
qu’il exhibait, à travers laquelle il se déplaçait la tête haute et assez sûr
de lui, où il continuait d’assurer le strict minimum visible pour donner le
change. Une vie souterraine, inaccessible,
battant dans chaque vaisseau, bourdonnant nuit et jour sans discontinuer dans
ses oreilles jusqu’à l’assourdir.
Il s’était mis progressivement
à oublier tant de choses autour de lui. Ces choses qui, avant, lui conservaient
sa tenue, furent soumises, toutes, à une
inquiétante combustion lente. Tant de choses.
Parmi elles, il
avait presque oublié le cottage, oublié ce qu’il devait en faire. Comme à
travers tout ce qui lui donnait, quelques années plus tôt, sa crédibilité, tant
à ses propres yeux qu’à ceux de ses proches, mais d’abord à ses propres yeux,
en le remettant sans cesse à plus tard, il passait, chaque jour, à travers. Négligée la pensée
même de devoir y installer un locataire afin de préparer l’avenir et d’étoffer
un peu les revenus mensuels.
Et pourtant
pendant tout ce temps, l’avenir, il ne pensait qu’à ça.
Tout en gardant
les mâchoires serrées et son cap dans les dédales des mensonges et de
l’imposture du présent.
Le présent, il
ne pensait qu’à ça.
Mais ce n’était
pas si simple.
Il s’y
démantelait dans le présent, pris dans l’attente des jours meilleurs, il comptait
ceux qui passaient, pointant chacune de ses parties discordantes vers la
perspective de cette nouvelle vie qui allait s’entrouvrir bientôt. Quand il
serait enfin libéré de celle-ci. Cette libération, il lui avait lentement donné
la forme d’un salut, du seul salut envisageable pour pouvoir se regarder en
face et redevenir maître de sa propre destinée.
Il avait choisi.
C’est ce qu’il
croyait alors.
Après avoir
marché longtemps pour y penser, pensé longtemps pour se préparer, cherché à se
documenter le plus précisément possible, se laissant vagabonder, dès qu’il se
retrouvait seul, des heures durant sur internet, s’abandonnant aux articles des
agences de voyage, plongeant dans l’infinie variété des photos de villes, de
paysages et y mûrissant lentement l’idée de havres de paix et de plénitude où
il irait enfin retrouver sa véritable essence.
Au cours de la
lente élaboration de son avenir, d’un avenir qui ne serait que le sien,
dessiné, façonné par sa main, qui n’appartiendrait qu’à lui et qui ne serait
plus émietté dans les besoins et les exigences de sa famille, il avait réussi à
se créer un réseau d’appuis, des rencontres virtuelles, certes, mais avec qui
il tissait fréquemment des liens d’échanges chaleureux.
Il pourrait
ainsi s’appuyer sur des connaissances lorsqu’il ouvrirait puis fermerait la
porte de sa maison pour la dernière fois, disant adieu à tout ce passé d’homme
à tout faire et à l’erreur presque pathétique qu’avait été sa vie conjugale qui
lui pesait maintenant comme un joug.
Des centaines
d’amis l’attendaient, disséminés un peu partout à la surface du globe, des amies
principalement, à qui, par un échange aussi régulier que possible de messages,
il se confiait et qui devaient lui servir de point de chute le
jour où. Le jour enfin où c’en serait fini de cette étroitesse à laquelle il se
sentait condamné depuis si longtemps. Ses correspondantes le comprenaient,
certaines se disaient prêtes à le seconder et qui sait. Il recevait leurs
encouragements à se conduire en homme en voie de libération comme un baume sur
la complexité de sa décision.
L’aliénation
avait effectué lors de ces dizaines d’années son œuvre de sape, il y avait
oublié qui il était, oublié jusqu’à ses rêves, cloîtré son corps, la sexualité
de son corps, confinée comme sous le coup d’une sanction sans appel dans
l’excitation fugace que lui procuraient les vidéos pornographiques. Il avait
abandonné sa vie sexuelle comme il avait abandonné la lecture, abandonné la
musique, abandonné l’art sous toutes ses formes, abandonné même l’idée de toutes ces
délicatesses, en fait pour quel bénéfice ?
Une belle maison
dans ce comté à deux heures de train de New York mais coupé de toute vie
culturelle, des voisins dont il connaissait les pratiques quotidiennes et les
secrets jusque dans les moindre recoins, des parties chez ces voisins de temps
à autre, le samedi en été, où jamais rien de ce que tous savaient les uns sur
les autres n’effleurait jamais la surface du barbecue et des cocktails, et
surtout, caché derrière les murs si bien entretenus de sa demeure, un mariage
épuisé, épuisant où tout était tellement stérilisé, tellement irrémédiablement à
sa place et depuis si longtemps qu’il se sentait ankylosé jusque dans sa
capacité respiratoire rien qu’en l’évoquant.
Sous les
faux-semblants de son énergie sans limite, sa disponibilité, son dynamisme
presque légendaire et son humour, ainsi il était, vidé de sa substance et
servile.
Dans cette
nécessité de remplir au mieux ses devoirs de chef de famille, voilà ce qu’il
était devenu, un traître à lui-même.
Cette vie à
venir, qu’il s’était minutieusement construite en secret avait pris
progressivement tout son espace psychique. Il s’était découvert d’abord
tiraillé, dans un état d’apesanteur qui lui était peu familier. Accroché aux
repères monolithiques auxquels il s’identifiait depuis si longtemps, il
s’était, par une rotation sur lui-même presque complète, senti prêt à bondir
vers l’inexploré d’un nouveau corps, d’une nouvelle âme puis cette existence
future avait pris la place de l’autre, il s’était retiré peu à peu de toutes
ces occupations quotidiennes en ne conservant que celles qui auraient pu donner
l’alerte si il les avaient négligées, il avait élaboré des monticules de
justifications, d’explications, d’excuses pour être prêt à répondre aux
questions de son épouse dont le regard demeurait fiché dans sa moelle épinière
comme la dague de sa mauvaise conscience. Il continuait pourtant à agir, c’est
cela, il agissait, agissait parce qu’il lui était devenu tout à fait possible
d’avoir la sensation d’agir simplement en s’y préparant.
Face à ce vide
empli de possibilités qui s’ouvrait devant lui, il sentait parfois confusément
se mouvoir en lui des songeries, pris de vertige sans pouvoir clairement
définir ce qui pouvait ainsi l’ébranler, frôlant des espaces si enkystés qu’ils
restaient hors d’atteinte de sa conscience presque parfaitement muselée par
tant d’années de service.
Depuis que ce
projet de fuite avait germé puis pris consistance, il avait, pendant tout ce
temps, quatre ans, oui, déjà quatre ans, presque oublié que ce bâtiment à
restaurer pour le louer faisait partie de son plan. Ce petit chalet vide et
minuscule qui n’était plus que l’appendice muet de la vie insatiable qui
s’agitait dans l’autre maison, la grande, sa vie d’abondance à laquelle il se
dévouait des heures durant, étudiant des cartes, organisant des séjours,
répondant de ci, lisant de là, France, Japon, Lituanie, utilisant simultanément
plusieurs traducteurs automatiques auxquels il se fiait comme à des bibles,
batifolant au cœur de cette liberté si méritée dont il dessinait la trajectoire
en trois dimensions sur le rectangle gris bleu de son écran.
Des heures qu’il
aurait dû investir autrement pourtant, qu’il allait enfin remettre en place
pour leur redonner leurs fonctions. Un temps rentable et inventif mais qu’il
avait laissé à l’abandon pour pouvoir se projeter compulsivement dans les
possibles presque infinis de son indépendance comme dans un rituel, dès ses tâches quotidiennes bouclées.
La femme partie au travail dans sa Mini Cooper orange. Quelques bricoles à
régler et le silence, enfin le silence. Avec, en bruit de fond quand il respirait,
la sibilance constante de sa tromperie.
Des heures qu’il
aurait dû investir dans toutes ces autres choses qui continuaient à bruire sans
lui, partout dans cette propriété immense, tous ces travaux laissés en attente,
lorsque la seule attente, la seule, nuit, jour, à chaque minute, était de la quitter.
La propriété, et la femme qui allait avec, leur chez eux qu’il avait payé en se
châtrant, en acceptant de regarder chaque soir pendant des années la même
émission, allongé face à l’écran, côte à côte avec elle dans le même lit où dès
qu’il passait son bras autour de sa taille, elle le repoussait en soupirant,
chaque fois, pendant des années. En acceptant de manger tous les soirs du riz,
tous les soirs, qu’elle imposait au nom de ses origines mais qu’il considérait
comme une façon supplémentaire de le nier jusque dans ses racines, tous ces
empiètements, ces négations supportés sans jamais émettre la moindre critique,
ni émettre le moindre souhait, gardant coûte que coûte comme le pôle de sa
position le calme, la paix dans la famille et la paix pour les enfants au prix
de tout ce qu’il enterrait ainsi d’année en année de lui-même.
Il avait même
réussi à passer outre toutes ces couches d’humiliation, de doute et de rancœur,
il avait réussi à riveter cette partie de sa vie pour ne regarder que celle
qu’il souhaitait donner à voir, il était rieur, détendu, joyeux. Il savait que
tout le monde le considérait comme fiable et efficace. Il lui arrivait même
d’être si profondément identifié à cette surface qu’il voulait donner à voir
qu’il émettait des signes de tendresse, offrait des mots d’amour à cette femme
dont il sentait le rejet de toute sa personne à travers le dégoût que lui
inspirait son sexe, comme une blessure incicatrisable.
Il s’était même
dit, il en était arrivé là, que de toute façon sa libido ferait ce qu’elle fait
pour tous à partir d’un certain âge, elle regagnerait lentement les zones des
souvenirs et cesserait bien un jour de le tirailler en secret ainsi chacun des
jours qu’il avait à exister. Il finirait par considérer le sexe comme un
élément futile de sa vie et à accepter sa disparition tout comme il avait
accepté celle de tant d’autres choses qui avaient sombré dans le rythme
prosaïque de la conjugalité.
Mais faire ainsi
le deuil de quelque chose qui n’avait qu’à peine existé était certainement plus
terrible encore.
S’il avait eu la
sensation d’avoir, comme on dit, bien vécu, il aurait pu aborder la pente
descendante de sa vie sans regret mais il ne pouvait pas ne pas songer à cette
privation radicale, à ce qui avait été ainsi amputé de sa nature même, sa
nature de jouisseur, de baiseur, pour qui la femme et tous les développements
qu’un homme pouvait en espérer restait l’élément fondamental de ce qu’il
imaginait devoir le constituer.
Le maître de
maison avait pris cette place. Faut-il donc croire que l’un ne peut pas
s’accommoder de l’autre et qu’il en avait payé le prix.
Il ne demandait
pas la lune, c’est-à-dire la création d’une orgie quotidienne, la sortie des
placards de centaines de différents gadgets qui stimuleraient ses sens dans une
escalade sans fin vers des orgasmes de plus en plus sophistiqués, non, il ne croyait
pas à cette vision exponentielle de l’érotisme.
Il aurait
demandé simplement une vie sexuelle régulière, joyeuse, sans complication mais
sans tabou.
Mais pour cette
femme qui partageait son lit depuis plus de vingt ans, une fellation était un
acte impensable, à inscrire sur la liste des actions dégoûtantes. Une
fellation. Il n’osait pas même imaginer ce qu’aurait été sa réaction à
l’évocation d’une sodomie. Les rares fois où elle acceptait qu’il la pénètre,
elle restait immobile des pieds à la tête, laissant échapper de petits
chuintements pour lui signifier son plaisir. Il allait le plus vite possible,
éjaculait comme on s’acquitte d’une corvée afin qu’elle n’ait pas à lui
reprocher sa lenteur.
Tout était à
cette image, un carcan sur tout ce qui pouvait signifier un peu d’exaltation,
un peu de folie commune. Elle l’astreignait. Avec zèle. Et par esprit de
devoir, peut-être aussi par faiblesse, ou par ignorance, il se laissait nouer
dans l’obscurité, gardant la part visible souriante et agréable à vivre. Pour
tous les autres.
Pris par la
forte pression d’une forme de désespoir silencieux, celui que provoque
l’irréductible mensonge à soi-même, il avait progressivement ouvert les vannes
de sa révolte profonde, un flot s’était frayé un chemin, un flot boueux, tumultueux
vers un avenir qu’il peinait à imaginer même s’il ne voulait pour rien au monde
ne pas avoir à l’imaginer en le cédant à sa vie actuelle.
Mais il fallait
maintenant les refermer pour le voir aboutir, il fallait décider et se décider
à agir, poser enfin les jalons de son avenir réel, de son avenir matériel.
Il s’était
laissé trop longtemps dévorer par cette soudaine profusion de lui-même qui l’empêchait
de concrétiser son vœu et d’entretenir pour l’atteindre toutes ces autres
choses qui l’attendaient dont, à quelques mètres, le cottage, presque entièrement
désossé maintenant.
Vers lequel il
marchait sur le chemin entièrement pavé par le froid sifflant dans l’obscurité
où étaient plongés les débuts et les fins de ses journées de travail. Depuis
plusieurs semaines, il ne voyait pas le jour. Son regard s’incrustait si
précisément dans chacun des éléments de la baraque pour y diagnostiquer les
types de vices dont elle était atteinte et prendre les mesures nécessaires
qu’il ne pouvait s’attarder sur rien d’autre.
Plus rien.
Il commençait
par allumer le four à bois hors d’âge qu’il avait installé près du chantier et qui
lui permettait de venir de temps à autre redonner un peu de chaleur à son corps
givré puis les actions imparables s’enchaînaient, dictées par un emploi du
temps silencieux, méthodiquement menées à terme, sans pose, sans moment de
respiration. Ses mouvements tous centrés sur les formes à donner aux matériaux
bruts qui l’entouraient, ne laissant aucun espace pour la moindre absence, le
moindre désordre qu’auraient pu occasionner quelques secondes de rêverie.
Lorsqu’il
regagnait le canapé du salon, après avoir ôté ses vêtements de travail raidis
par la poussière et le gel, il serrait
ses mains l’une contre l’autre, surpris qu’elles lui appartiennent encore après
les avoir abandonnées pendant plus de huit heures à la mise en forme des
matières. Il ne s’allongeait pas, de peur de tomber immédiatement dans l’oubli
comateux mais l’effort pour rester éveillé quelques heures encore tendait
derrière sa nuque les cordes d’un arc implacable dont les vibrations le
faisaient bégayer. Il connaissait parfaitement cet état. Un fil entre la
poursuite nécessaire de ce qu’il avait décidé de mener à terme et son propre effondrement.
Cette contiguïté
le laissait régulièrement abruti mais il trouvait dans ce frôlement de ses
limites une sorte d’effervescence que peu d’évènements ne pouvait espérer
remplacer.
Lorsqu’il
semblait avoir enfin atteint le fond de ses ressources, dormant trois heures
par nuit, ne faisant une pause déjeuner que de dix minutes, jusqu’à frôler la
sensation qu’il allait s’engloutir lui-même, il faisait un arrêt. Pendant toute
une journée il traînait derrière lui ses compétences mutilées, les paupières
alourdies à la seule considération de ce qui lui restait encore à accomplir
pour aller jusqu’au terme de son projet. Cette fois il s’agissait de
transformer cet endroit comme il l’entendait.
Il en était
arrivé là deux semaines plus tôt. Liquidé, calciné sous l’effort puis douze
heures d’un sommeil sans nuance avaient obstrué les béances du toit et de ses
idées sur le toit.
Ses plaintes les
avaient couvertes aussi. Mieux. Ne s’extrayait des gerçures de ses lèvres, en
dehors des jurons qui ponctuaient de temps à autre l’acoustique percutante du
métier, qu’une longue suite de geignements. Chaque soir en passant en revue ce
qu’il avait achevé et ce que seraient ses tâches du lendemain il pansait ses
courbatures et ses contractures, massait tous leurs périmètres inflammatoires
en appliquant le baume méphitique mais curateur du sacrifice. Les sourcils
froncés sous l’empathie, il s’observait. Lui seul était en mesure de s’écouter,
de s’offrir à leur pleine valeur la douleur de la clavicule gauche, la pupille
irritée, l’hématome sur le dos de la main. Sans pause, il se plaignait à
lui-même. Récitant à son organisme blessé des neuvaines en soupirant, en
s’allongeant sur son lit, en s’endormant comme une bête de somme sur le canapé.
Il se suppliait de se ménager, ce qu’il aurait tant voulu entendre sortir de la
bouche d’un autre.
D’une autre. Épouse
ingrate et anthropophage.
Épouse à bannir
au plus vite de la grande allée qu’ouvrirait bientôt sa vie, lorsqu’il lui
aurait enfin définitivement et calmement expliqué pourquoi rester avec elle était inconcevable.
Lorsqu’il l’aurait prise et immobilisée bien en face de lui et point par point
aurait énuméré tous les griefs, toutes les souffrances, tous les dons
incommensurables qu’elle avait reçus et ce qu’elle avait complètement manqué de
lui donner en retour.
La perspective
de ce grand nettoyage était pour lui une partie de ce qui se nomme le plus beau
jour de sa vie, il se rejouait le scenario de multiples fois, savourant au
passage la remémoration de tel ou tel détail qui lui procurait la sensation incomparable
de plénitude que seule la justice rétablie en bonne et due forme peut procurer.
Il en avait des choses à lui dire, à lui balancer d’ailleurs serait le terme
plus exact. Qu’elle reste immobile en face de lui et que une à une ses vérités
lui soient enfin clairement exposées.
Et puis du vent,
la clef sous le paillasson de son ancienne lâcheté, de son abandon de lui-même.
Après, après, plus
tard, dans un autre coin du monde, un autre essai, enfin, une autre épouse
attentive à son bien-être, ouverte à ses besoins sexuels, culturels, elle
existait, elle existait, c’était sûr, ailleurs.
Il ouvrit le
portail et dans l’obscurité, la chienne bondit vers lui en silence. Elle avait
compris qu’à cette heure aucun aboiement ne devait révéler le plaisir intense
qu’elle éprouvait à le revoir après sa nuit dehors. Ils avancèrent côte à côte jusqu’aux ombres de
son usine qui se détachaient sur le ciel encore outremer. Son bivouac.
Il avait pesé
chaque décision, pris des partis d’organisation qui pouvaient sembler
fastidieux mais qui, sur du long terme, lui feraient gagner du temps.
Le tempo devait
suivre, il l’accompagnait et le créait à la fois, bloqué par d’imprévisibles
moments d’inertie, quand la pluie se mettait à tomber avec une force telle que
la bâche qui recouvrait le corps du bâtiment grand ouvert s’effondrait
brusquement en inondant les deux étages. Lui aussi alors se laissait inonder. Il
percevait dans le hérissement de son système pileux le désastre qu’il allait
devoir circonscrire encore cette fois et celui plus lointain mais sans issue
des premières neiges qui viendraient, si le toit n’était pas terminé,
interrompre tout jusqu’à l’année suivante.
Sans fin, sans
fin, la perspective le laissait suspendu, vaguement nauséeux.
Le temps
revenait au centre.
Le temps avait
occupé le cœur de l’histoire, toujours tenu le rôle principal et le gardait
serré tout contre lui, interminable, avaricieux, accroché bec et ongles à ses
prérogatives. Dans les moments de creux, écrasé seul sous le poids indifférent
de la réalité, il aurait pu pleurer. Il fallait qu’il termine, que cette
bicoque qui réveillait en lui une rage muette s’achève, qu’il lui fasse la
peau, la livre pieds et poings liés au premier locataire qui se présenterait
pour enfin, enfin pouvoir partir.
C’est ce qu’il
se disait, se répétait en stimulant sa motivation serrée à l’étroit entre les
cheveux et la chapka sous les tasseaux encore résonnant des slogans de sa lutte
finale. Il sciait, débitait et il allait partir mais personne ne pouvait
apprécier l’élévation qui consacrait chacune des tensions disjoignant ses
cartilages, chacun des moments où tant de force requise pour redresser le chaos
le laissait chancelant au bord de l’évanouissement.
Non, personne ne
comprendrait jamais la détermination de cette énergie qui l’amenait à
s’éveiller à l’aube, tous les jours depuis qu’il avait décidé d’enfin jeter le
masque aux pieds de sa femme.
Quelques mois
plus tôt, il s’était décidé à tout lui dire. D’un coup.
Raisons du
divorce, divorce. Tout. L’organisation du divorce, il l’avait tue. Tue aussi
l’existence de cette vie, si loin, qu’il attendait et construisait obstinément
depuis quatre ans. Presque cinq, il pensa, presque cinq.
Puis après les
remous provoqués par cette nouvelle, le calme était revenu, en partie parce
qu’il n’avait pas voulu évoquer quoi que ce soit qui brisa sa méticuleuse
préparation.
Après tant
d’explosions de ce genre au fil des années, tant de menaces, de part et
d’autre, lot si commun à toute vie conjugale un peu étirée dans le temps, tout
redevenait à chaque fois comme avant, un avant qui dessinait l’après, le
pendant, un tout immuable et sans issue, percé parfois par quelques éclairs
mais qui reprenait son aspect lisse et policé assez rapidement.
Sauf cette fois,
cette fois, elle l’ignorait encore, elle avait une fois de plus misé sur les
chaînes qui le reliaient à elle par leur entreprise immobilière commune, par leur
progéniture pour faire tomber cette nouvelle menace dans le profond puit de
l’oubli. Mais elle avait tort. Cette fois c’était une tout autre affaire.
La chienne jappa
légèrement et s’allongea près de l’arbre où il l’attachait pendant qu’il
travaillait.
Une fois cette
réfection terminée, il allait tout dire. Au moment charnière. L’échéance.
La dernière mise
au point avait eu lieu le soir même du départ de leur fils pour l’université,
une fois revenus à la maison, malgré les kilomètres et la fatigue, il lui avait
demandé de s’asseoir un moment pour parler. Il avait eu la sensation de ne pas
devoir encore percer les vieux abcès localisés un peu partout dans le corps, gorge,
estomac qui allaient suinter. Toxicité, mensonge, traîtrise, tant d’inconfort.
Il s’y attendait. Elle avait évidemment assez mal pris
la chose mais il n’allait pas ouvrir le débat en entrant trop finement dans les
détails. Il devait juste préparer un peu le terrain, faire sentir combien le
labeur était nécessaire pour trouver une issue. Ce n’était pas l’heure.
Une fois cette mise
au point effectuée, tout avait de nouveau glissé vers le calme plat des couples
exténués, les échanges chronométrant les tâches, les remarques sur les tâches,
le choix des programmes de télévision, les remarques sur tout ce qui entourait
leur insignifiance.
Il sentait que
sa femme marchait sur les œufs qu’il avait laissé trainer un peu partout sur
son passage. Il sentait comme elle s’efforçait d’être à son écoute, avec une patience
qu’il lui avait rarement connue. Il sentait aussi comme elle cherchait le mot
pour lui être plaisante, il l’avait même surprise à tenter quelques gestes lui
signifiant qu’elle pourrait accepter de faire l’amour avec lui. Il avait souri
et refusé. C’était pathétique, toutes ces simagrées pour tenter de donner un
garde-fou à leur débâcle. Il avait besoin d’un peu de tenue.
Mais c’était
fait et cette fois, même s’il avait seulement préparé la piste sur laquelle il
allait décoller pour rejoindre les traits oblitérés de sa nature profonde, tout
était là, attendant patiemment l’heure et dès le lendemain des prémices de
cette éviscération bénéfique, il était reparti allégé, à l’aube, sur le
chantier.
Depuis, c’était
le silence et les formules d’usage et c’était mieux pour ce qu’il avait à
terminer.
Les muscles
s’échauffant au même rythme que son cerveau, il reprit lentement possession du
territoire.
Il s’était
endormi la veille le corps enrobé dans les plans du réseau d’évacuation des
eaux usées et leurs esquisses, gribouillées ensuite rapidement lors de ses
déjections matinales.
Il alimenta le
fourneau à quelques mètres de l’entrée du chantier, auprès duquel il se venait
se réchauffer toutes les trente-cinq minutes environ.
C’était, chaque
matin, là que se situait l’enjeu, une affaire d’emprise.
Tout allait
bien, froid, bruit, fatigue.
Tout allait pour
le mieux aussi longtemps qu’il gardait sous contrôle les diverses manœuvres et
les projetait lui-même dans le temps. Les étapes se dessinaient et se
succédaient comme il l’entendait, comme
il se les représentait le soir juste avant de tomber dans le sommeil.
Tout allait
bien.
La première
vision du chantier mettait en place le déroulement de la journée et il pouvait
alors s’approprier calmement son avenir, là où ne sévissait encore que le
trouble sous un filtre opaque, l’ordre et la raison allaient bientôt tout
éclaircir.
Son plan était
net, d’une finesse tactique longuement mûrie, mais il ne lui fallait aucune
espèce de dispersion.
Aucune.
Il reprenait ses
mains, la mortaiseuse le portait droit en avant, vers ce qu’il attendait dans
l’ombre depuis si longtemps. Une légèreté propre au futur lorsqu’il soutient
les faîtages l’aidait à détailler ses gestes. Ils se faisaient précis,
impeccables et l’effet du travail abouti le comblait d’aise.
Il réveillait en
lui des contours, une image nette devant qui il s’exténuait ainsi. C’était pour
lui quand il serait lui, tout cet acharnement et cette peine.
Sans une
explication, il avait dû condamner sa boîte email et sa page Face book à
l’isolement. Il n’avait pas envoyé un seul mot depuis des semaines, il ne
lisait plus rien. Il ignorait même si
quelqu’un lui avait écrit.
Il n’avait pas
le temps, il devait rester concentré, il devait avancer.
Mais parfois le
désordre ambiant et la perspective de ce qui restait à en faire le terrassait. Il
aurait eu besoin alors de sentir une allée de vignoble, un citronnier, de voir
une porte de gîte dans, disons, le val d’Arrens s’ouvrir pour lui.
Leur chaleur,
qu’ils lui prodigueraient sans compter. Un adoucisseur connu de lui seul dont
il hydratait les nombreux déserts enfouis sous le cours des choses.
Lorsque parfois,
il n’en pouvait plus, n’en mouvait plus, lourd au sol et fini pour lui-même, la
pierre de son désarroi et de son épuisement attachée au cou, il rampait jusqu’à
l’ordinateur.
Il devait se relâcher,
il se rassurait en se redonnant ainsi une place et une vie sociale, pour quelques
minutes, le temps de vérifier comment les fers étaient encore scellés à son
avenir.
Il lui était
arrivé, lors de ces crises d’allégeance, de rester figé face à l’écran vide,
paralysé par un sentiment d’injustice insupportable. C’était incompréhensible
mais cela c’était produit. Rien. Pas un encouragement, pas un mot en une bonne
dizaine de jours. Tous ses contacts, pourtant si soigneusement choisis et
entretenus, le laissaient tout seul, livré au combat qui se menait et dont il
aurait tant souhaité que quelqu’un fut le témoin, qui sait, le clerc.
Il envoyait
alors immédiatement ici et là sous forme de message empli de politesse un peu
formelle, des sortes d’SOS courtois. Appel du fond des âges, un enfant,
conviant la liste de ses amis internautes à venir jouer avec lui, à s’approprier
un peu du besoin qu’il avait de se croire soutenu.
Après tout,
n’était-ce pas à travers eux tous, pour le goût de la découverte, le vertige de
risquer sa peau et de pousser les
limites soporatives du confort routinier qu’il était là, enfilant ses gants de
protection.
S’évoquer sans
protection déclenchait habituellement, dans cette impatiente envolée, une émotion
qui le faisait trembler légèrement au creux du sternum puis, descendant, allait
se poser dans la niche de son bas-ventre qui se dilatait immédiatement sous la
tiédeur.
Mais depuis
qu’il avait sérieusement repris son chantier en main, d’autres forces le
gouvernaient.
Plus
ténébreuses.
Et sauvages
aussi.
En voyant se
découper sur le ciel sombre l’ossature de la fenêtre mansardée qu’il avait
décidé d’ajouter au toit et qui prenait sa forme, il eut un frémissement
d’aise.
Il avait
évidemment dû repousser d’un geste les commentaires et les questions que
certains voisins lui posaient sur l’intérêt de compliquer par la création d’une
pièce supplémentaire un projet qui était déjà si lourd et si confus, c’était ne
l’oublions pas, une location, qu’aurait à faire un locataire d’une
fenêtre mansardée ?
Il connaissait
l’origine de toutes ces remarques, il les attribuait à de l’incompétence, à un
manque de perspectives aussi.
L’angle parfait
dessiné dans le ciel lui donnerait toujours raison.
Voilà tout.
La journée
commençait bien, très bien.
Il sentit cette
satisfaction physique, cette sorte de complétude minérale qui le fixait à
lui-même et qu’aucune autre sensation,
rien d’autre, n’avait jamais remplacé.
Pendant
l’action, souvent, la puissance qu’il développait sur les systèmes l’excitait à
tel point qu’il devait se charger de n’importe quel fardeau suffisamment lourd
pour revenir au calme. Personne ne savait comme cette masse de travail à
laquelle il s’adonnait était avant tout, était surtout une masse à laquelle il
s’abandonnait.
Bien sûr, bien
sûr, à la nuit, il rentrait vidé, expulsé de lui-même mais ce qu’il taisait
c’était l’état de réplétion dans lequel son organisme se trouvait alors. La
douleur des muscles tendus, la sensation d’avoir pu meuler l’univers et les
empreintes que laissait l’effort pour le faire sur tout son corps éloignaient
de lui toute nuance, tout à-peu-près.
Il exultait en
silence, au ras du vide absolu.
Il trouvait à
cette impossibilité de ne rechercher, même pour seulement quelques minutes,
qu’à atteindre cet état, des raisons. Une raison, excellente.
Son avenir.
Ligne de mire de
l’intensité de toute cette mobilisation
qui ne lui laissait pas l’énergie, ou le temps, ou l’envie de déployer les
éventuels restes de ferveur ailleurs. Il
se maintenait par précaution au fil ténu de ses serments et donnait de temps à
autre à quelques-uns de ses correspondants tous les détails de l’avancée de son
projet.
Les vœux de la
nouvelle année, malgré l’urgence à boucler la toiture avant qu’il ne neige
furent l’occasion d’une reprise de contact enrichissante mais aussi de mises au
point quelque peu inconfortables.
Que n’aurait-il
pas fait pour eux ?
Est-ce que
seulement ils le comprenaient ?
Ces photos de la
pose des arbalétriers, pour qui la peine de les prendre ?
Pour qui la
peine ?
À travers leur
éparpillement dans le monde, il leur adressa à tous et à toutes les faveurs de
sa curiosité et de ses accomplissements qui étaient le but ultime, le plein épanouissement.
Il les dédia à tous ces fidèles amis qui accueilleraient bientôt la réalité de ses
aventures et redonneraient un sens à sa vie. Il leur adressait à tous ses vœux,
sa peine d’encore devoir passer ce réveillon sans eux. Avec l’espoir que les fêtes
leur soient joyeuses, il leur souhaitait une année à venir paisible et qui
serait, il l’espérait de tout son cœur, la dernière.
La dernière pour
lui à tourner ainsi en rond dans sa cage.
Il tournait,
tournait depuis quatre années.
Depuis qu’il
avait commencé à préparer ce départ vers le monde.
Les quatre
années prévues avant l’autonomie de ses enfants.
Prévues.
Plus une pour se
préparer matériellement.
Cinq.
Puis les
concours de circonstances.
Il leur
souhaitait une bonne année.
Six. La sixième.
Il n’était pas indispensable de rentrer dans les détails et il n’y tenait pas
lui-même, que c’était-il passé, qu’est-ce qui donc s’était ainsi écoulé ?
Le fatum.
Non.
Ingéré par ses
travaux, hormis ses bons vœux, il adressait à ces futurs compagnons de route
assez peu de choses au fond et ceci aussi il le taisait. Par moments, très
brefs, la route, ceux qui marchaient dessus, il les oubliait.
Enroulé dans les
câbles électriques, il aurait aimé y avancer à l’aise à leurs côtés mais
l’espace était bien trop confiné.
Il n’y pouvait
rien.
Puis, son
planning relationnel légèrement modifié, se sentant coupable un peu au regard
du futur flamboyant des rencontres, il se reprenait. Maintenir à tout prix
cette trame de points de chute pour sécuriser son envol dans le monde, pour ne
pas compromettre sa stratégie, leur faire savoir qu’il continuait sans faute à
se préparer, par acquis de conscience, lorsqu’il se sentait dans l’obligation
de renouer et qu’il avait alors à s’expliquer, ce n’était qu’ une étape nécessaire
à son élévation.
Il déroulait, en
quelques mots lisses et doux sous leurs pieds laissés pour compte, le tapis
rouge des émois. Le dur éclat de l’héroïsme. Jusqu’à son dernier souffle. Ses
bons amis, ses bons amis le savaient. Il les hissait sur le bûcher à ses côtés.
Il n’était plus que combustion.
Le prix à payer
pour ce départ était exorbitant, c’était certainement ce qu’il était en train
de mesurer, le coût de la liberté, sa liberté.
Consumant dans
quelques formules incantatoires les heures d’abandon, il se redisait la
nécessité présente de son immolation pour faire aboutir ce projet d’évasion
auquel il tenait plus que tout.
Il s’absentait
dans la technique, accaparé dès l’aube, avait-il d’autres choix quand se
rejoindre lui-même était son but unique ?
Il fallait
qu’ils le sachent.
Que l’année leur
soit douce.
Je vous embrasse
du fond du cœur et vous dit à très bientôt.
Signé R.
Il fallait qu’il
le sache aussi.
Réussir ce défi
en misant jusqu’à ses dernières forces sur ce cottage, l’achever, l’achever
pour enfin pouvoir goûter la vie comme elle le méritait, enfin ouvrir des pans
entiers de satisfactions, de curiosités, déployer sans crainte toutes les
capacités de ses rêves les plus profonds, les plus anciens, puisque c’est ce
qu’il avait comme objectif ultime depuis la première heure.
Avec la même
opiniâtreté dont il martelait les clous lorsqu’il fixait les chevrons, par
coups précis et brefs, il pilonnait de quelques imprécations ses propres doutes
sur lui et ses incessantes questions sur le temps, encore, jamais fini, si
longtemps, après toute cette attente, quatre ans, quatre ans prévus et puis
cinq et là non bientôt une sixième année maintenant et pourquoi, comment
aurait-il pu le savoir ?
L’aboutissement
de ce bâtiment essentiel semblait devoir le repousser encore.
Il fallait qu’il
avale le vide qu’il se laissait aller à ruminer alors qu’il se donnait tout
entier, devenant matière, s’identifiant à la construction qui, insensiblement,
l’avait parfait. Il atteignait peu à peu la ligne incontestable de la
circonférence.
Il se dilatait
dans un cercle.
Parfois, rarement,
se sentant pris à nouveau dans les pinces de cet étau, entre le temps et les serments
de liberté qu’il s’était fait depuis si longtemps à lui-même, il retournait
rapidement vers la maison une fois son épouse partie et il leur écrivait, à
tous, en hâte, les mains encore engourdies par la froidure. Il leur décrivait
cette entreprise surhumaine qu’il ne s’imposait que pour sa fin. Il recevait
quelques pouces levés et cette sensation d’être suivi le poussait gaillardement
en avant. Il laissait de côté la sensation d’incomplétude, d’illusion qui
accompagnait souvent le constat du peu d’enthousiasme partagé par tous ces amis
à qui il avait bel et bien confié son destin à venir.
Il la voulait,
il la voulait cette vie et terminer tout ce qui devait l’être ici était partie
prenante de cette vie. Il s’accrochait aux quelques messages de réconfort,
malgré la désagréable impression de leur redite, il envoyait ici où là quelques
signes de sa présence indéfectible et tout lui semblait presque limpide. Le
cœur débarrassé de la légère gêne qu’il éprouvait à ne pas savoir tout à fait
ce qu’il attendait d’eux à part l’élan, il s’y remettait.
Il n’y pensait
plus.
Il enfonça
quelques bûches qui commencèrent à flamber dans le corps de chauffe du poêle, ajusta
le col de sa veste puis, c’était fait, il posa une des planches sur l’établi. L’odeur
du bois le fit frissonner.
Le jour
commençait à transformer le paysage et avec lui le rythme qu’il s’imposait.
Chaque geste
dessinait sur le vide une empreinte, la sienne.
Chaque nouvelle
pièce s’appuyait sur son dos.
Il s’imprégnait
progressivement de la force passive des armatures qu’il faisait s’emboîter les
unes aux autres.
Le ciel se
courbait et il lui imposait ses limites.
Il leva la scie
et tailla l’enture.
Les vibrations
et la sciure le rendirent sourd et aveugle.
Il sentit le
glissement, il l’attendait.
Le moment
souverain où il s’absentait.
Pris dans le
calcul des compressions, il s’absentait.
C’est ainsi
certainement qu’il aurait préféré son avenir, compressé. Il s’en défendait,
bien évidemment, il l’attendait tant. Mais le temps à venir, c’était, sans
répit, l’expansion. Elle ouvrait en lui des poches scellées jusque-là par le
caractère immuable de ses attributions, de ses bardeaux de contreplaqué et de
ses dogmes.
Plié ainsi
dehors, le retour aux limites connues de ses références lui cassait le dos mais
il échappait à des mouvements inattendus et immaîtrisables qui auraient pu
s’imposer contre son gré.
Tout déplacement
inconnu disparaissait de ses pensées pour s’immobiliser entre ses vertèbres.
Il respirait
mieux.
Il faisait,
patiemment, obstinément.
Il faisait tout.
Aucune tâche
matérielle ne l’arrêtait et cette petite maison en jachère offrait un terrain
complètement ouvert à ses multiples expertises.
Il faisait ici,
faisait là, depuis le tout début des quelques dizaines d’années qu’ils avaient
passés, lui et sa famille, dans cette maison, il avait beaucoup refait, il refaisait
ici, refaisait là, exprimant des possibilités presque illimitées de mainmise
sur son milieu.
Il en était,
sans compromis envisageable, le centre.
Il laissait son
sceau sur les escaliers, les courroies de distribution, les chaudières, les
disques durs, les fosses septiques.
Chaque nouvelle
création était une simple mise en pratique de sa capacité de maîtrise et plus
elle s’avérait complexe ou pénible, ou,
bonheur rare, les deux, plus les obstacles enfin à sa hauteur rendaient
le jeu capiteux.
Lorsqu’il
manquait pour un temps de projet, il proposait ses compétences au voisinage. Assurant
son statut de généreuse polyvalence autour des services qu’il pouvait rendre,
il avançait très droit, une sorte de sourire intérieur traversant les échos
laissés à l’arrière par ses prouesses. Aucun de ses voisins ne pouvait lui
venir en aide. Il n’avait jamais besoin d’aide.
Il jugeait,
évaluait, officiait et assaillait les manques, les vices, les défauts, les
écarts.
Tout ce qui
périclitait était sien.
Autour de lui après
ses interventions bien sûr bénévoles, tant de bienfaits, tant de gratitude.
Sa femme préférant
les promenades assises sur le canapé face à l’écran, sa voisine, avec qui il
faisait régulièrement quelques minutes de marche sur la voie qui bordaient leurs
maisons, étaient parmi les témoins les plus admiratifs et fidèles de ses multiples
talents. Le suicide complètement inopiné de son époux l’avait laissée assez
démunie et cet incident lui avait offert l’opportunité de démontrer une fois de
plus l’intensité de sa capacité d’investissement, son haut niveau de maîtrise
de la technicité et son total désintéressement.
D’une certaine
façon, il l’avait sauvée. Elle s’était confiée à lui, révélant des pans entiers
de leur vie conjugale que malgré leur vingtaine d’années de voisinage, il
n’aurait jamais pu même imaginer. Le défunt pourtant l’aidait souvent, ils
parlaient de tout et de rien, apparemment plutôt de rien puisque à aucun moment
il ne s’était douté de l’état de délabrement psychique et émotionnel dans
lequel il survivait.
En apprenant son
suicide par asphyxie dans le garage, il avait foncé chez son épouse, sa veuve
donc maintenant, voulant lui montrer qu’elle pouvait compter sur sa complète
dévotion dans ces temps si durs. Il adorait s’installer ainsi au centre des
catastrophes en tout genre, porteur de solutions, de rassurances matérielles et
morales. Dans des conditions de dégradation de l’environnement il se présentait
comme une sorte de pôle de sécurité, l’élément fiable et solide dans la
tourmente.
Réparant,
remontant, redescendant, il avait consacré plus d’une semaine à lui dédier ses
fonctionnalités. Par chaleur humaine, par soutien. Un désintéressement à la
mesure de son autorité.
Il cultivait
aussi sa mémoire de cette manière. Avec constance, quotidiennement, il se
rappelait à lui-même.
La réminiscence
de tous ces actes laissait autour de sa pensée et de sa façon d’envisager sa
pensée comme un halo, une lumière diffuse qui illuminait l’ensemble de ses
attributions.
La clarté de
cette conviction qui coulait partout en lui, aussi fluide que son sang, qu’il
était bon à tout faire. Bon dans tout et avec tous.
Bon. Sans égal. Plus
le chantier s’avérait ingrat, plus il suait et donnait de sa peine, plus il
s’exténuait, plus il s’inégalait et cette bonté, cette excellence s’enveloppait
autour de son corps endolori comme nulle autre peau.
Personne d’autre
ne pourrait jamais le congratuler de cette façon. Il s’entourait de sa
perfection et grimpait au plus indicible de la douleur qui servait de socle à
sa gloire discrète.
C’était avec la
jouissance feutrée de l’émérite qu’il allait au labeur et il appréciait.
Mais, il avait
changé, tout ce temps, il avait dit tant d’autres choses tout ce temps. Comme
un délaissement progressif de ce qui lui semblait essentiel de capter dans le
regard des autres et dans le sien. Un changement d’état en quelque sorte, surprenant
de nouveauté, un nouveau souffle.
Il était pendant
quatre ans, cinq maintenant, presque parti de lui-même.
Parcourant cette
vie potentielle qui l’avait poussé, qui lui avait poussé comme un appendice,
une branche de lui-même inconnue l’avait éloigné de ce pôle si stable.
La vie à venir,
celle qu’il s’était décrite si souvent, qu’il avait décrite à ses multiples
amis internautes si souvent, alors qu’il était encore verrouillé au présent de
sa mission paternelle, l’aventure qu’il préparait maintenant avec un tel enthousiasme,
méconnaissaient les fustigations délicieuses des ponceuses, déniait aux vérins
leur composant subjuguant.
Cet univers
vertical, l’escalade de ces pics d’adrénaline qui dominaient l’ensemble de son
paysage, comment le faire partager ?
Comment
s’adonner, une fois parti vers sa transhumance métaphysique, à ces joies
solitaires qui seules avaient l’heur d’éveiller sans ambiguïté l’esprit de
conquête tapi dans ses entrailles ?
Tout ce temps,
il n’était pas resté complétement paralysé, et lorsqu’il avait pu aborder une
petite rénovation, une tâche anodine, il avait envoyé à ses correspondants du
bout du monde des explications, des plans, des photos, des comptes rendus
détaillés afin que tous ses amis sachent à qui ils avaient vraiment affaire mais
mises à part ces broutilles où ne pouvait sérieusement pas s’exprimer son
talent, en leur parlant, la plupart du temps, de tout autre chose, il avait aussi
perdu le rythme, honnêtement, il le sentait bien.
Affronter
l’achèvement du cottage lui en donnait la preuve irréfutable, quelque chose en
lui avait changé.
Il ignorait
quoi, il ignorait pourquoi mais il ne retrouvait pas la férocité des décharges
qui auparavant l’entrainaient loin au-delà,
lorsque la douleur s’immisçait à travers les fractures microscopiques
qui faisaient vaciller tout son corps.
Il s’était
adonné, blotti dans son écran, à d’autres manipulations où, encore, il avait
appris à développer de nouveaux champs d’expertise. Il avait pratiqué à
distance les exercices de maîtrise des locutions amicalo-sentimentales. Elles
occupaient toute son énergie, il leur disait combien il les aimait.
Il envoyait à
pleines brassées de l’amour par satellite, il est probable que dispersé ainsi
sur la surface de la planète, une certaine perte de consistance ait pu produire
quelques effets impalpables sur sa ténacité pourtant quasi légendaire.
Mais le moment
était venu d’y aller.
Avant d’ajuster
la solive, il avait un reste de muret de soutènement à abattre, il leva la
masse et malgré la ceinture qui protégeait ses lombaires, il sentit un
arrachement qui lui bloqua le dos pendant quelques secondes. Une décharge qui
remonta violemment le long de sa colonne vertébrale et le fît s’asseoir.
Voilà.
Ces moments-là
l’exaspéraient. Tout ce qui s’opposait le mettait littéralement hors de lui. Le
moindre choc, le moindre antagonisme inattendu, ou comme ce qu’il venait de
subir, la trahison de ses muscles minaient d’un seul coup son énergie qui
volait en éclats sous la contrariété.
Il n’avait rien
contre l’exténuation, il s’en apportait la preuve quotidienne. Il lui fallait
simplement décider de ce qui le surmènerait. Les évènements, à l’évidence,
s’imposaient contre son autorégulation
et le laissaient quelquefois impuissant et lésé.
Il ne broncha
pas, ne se mordit pas les lèvres, il sentit une pression plus forte sur ses
bronches et dériva l’idée même d’un sanglot en pensant qu’il devait décidément
arrêter de fumer.
Puis il reprit
le mors, et en quelques coups de masse, précis et sans concession, le muret fût
réduit à néant.
Il rassembla les
gravats et les poussa jusqu’au sas d’où ils tombaient directement dans la benne
de son camion.
Le jour
commençait à libérer doucement les images familières, là-bas, la maison de la
voisine qui dormait encore, protégée par ses cachets, et plus loin, longeant la
rivière entre les branches nues, les toits des deux cabanons de pêche que son
mari avait achetés, installés, puis laissés à l’abandon.
La hauteur de la
tâche n’est pas toujours aisément évaluable.
Comme dans sa
propre vie, ce pauvre homme s’était toujours laissé enliser dans des projets
avortés.
Il soupira et
sentit le moelleux de la commisération qui
tapissait l’arrière-plan de la plupart de ses pensées sur ses
compatriotes.
Elle dormait
maintenant beaucoup plus sereinement.
Le décès de son
mari lui laissait sur le dos une propriété où les travaux d’entretien ne
pourraient jamais être assumés par une femme seule mais il lui avait fait au
moins un cadeau en disparaissant, elle
pourrait maintenant les confier à quelqu’un de sérieux.
Elle l’appelait
fréquemment pour obtenir quelques conseils, qu’il dispensait immédiatement.
Lorsqu’il se
déplaçait afin de résoudre un quelconque problème technique, elle venait de
temps à autre bavarder avec lui, l’aider un moment en lui tenant ses outils et
ce n’étaient qu’étonnement, admiration et incrédulité sur un tel niveau de compétences,
une telle persévérance, un tel courage. Elle ne tarissait pas d’éloges.
Peut-être se cachait-il derrière ce déluge de compliment une stratégie pour
accaparer ses savoir-faire, elle flattait son narcissisme et il déboucherait sa
tuyauterie ou nettoierait sa chaudière avant l’hiver. Il ne voulait pas
s’engager mais il était prêt à lui donner en partie tout ce dont il avait la
maîtrise.
Il n’avait pas
son pareil. Il le savait, le dissimulait en baissant légèrement le front mais
il le savait.
Rien ne lui
résistait.
Rien ne pouvait
lui résister.
Ici au moins, il
appréciait au nombre d’appels par jour, aux sollicitations presque incessantes,
le constat d’un fait simple, il
était, lui, à la hauteur de toutes les réalisations humaines envisageables.
Dans tous les
domaines de savoir-faire qu’il abordait, il devenait rapidement la référence et
son vibreur témoignait des besoins que malgré lui, il savait créer. Le monde
proche finissait par se modeler à sa guise, à force de travail et
d’intelligence.
Lors de sa vie
prochaine, il en avait conscience, il lui faudrait vraisemblablement reprendre
tout à zéro, démontrer, prouver avant de regagner la place qui lui revenait de
droit.
L’épuisement,
les soudains déséquilibres n’étaient qu’une forme de rétribution de cette
assise si consistante tissée par les
mailles de son goût immodéré pour l’impossible et de la reconnaissance
immodérée de cette assise par ses voisins.
Partir, même si
sa vie en dépendait, ce serait baisser le sceptre de son ascèse orné en son
embout par la brillance des talents qu’il
brandissait au-dessus des crânes influençables et mi-pleins de toute
cette masse d’individus ordinaires.
Son atlas, celui
sur lequel il naviguait avant l’embarquement n’était pas peuplé d’individus
ordinaires. Il avait soigneusement trié dans les milliers de possibilités ceux,
celles surtout qui pourraient lui apporter des stimulations de toutes sortes. Il
en avait tellement besoin, empêtré dans ce lit mortuaire où sa femme l’avait
allongé depuis si longtemps.
Il voulait
prendre ce qui lui était dû, il avait définitivement des comptes à rendre à sa
propre existence, c’était simple et ce ne pouvait pas lui être donné ici, où il
connaissait toutes les limites et les interstices des rituels et de leurs
protagonistes.
Mais partir,
même si il s’y préparait depuis si longtemps et se savait capable d’affronter
l’inconnu, ce serait forcément aussi perdre, alors pour ne pas avoir à se
demander quoi, il fermait les yeux et les oreilles à tout parasitage extérieur,
s’ensevelissait dans les visions prophétiques et inébranlables que
déclenchaient souvent sa confiance absolue dans le cumul de ses compétences.
La lumière
soutenait les allées boisées, douces, douces étaient les pentes et frétillante
la vie proche et sauvage qui amenait régulièrement les daims et leur famille
sur sa pelouse.
Il se redressa
lentement et s’étira, en équilibre sur le racinal.
Il pouvait
nommer presque tous les arbres, les chemins, chacun des habitants des fermes
encaissées au creux des courbes que les routes irriguaient comme le système
vasculaire de tout le comté.
Il suffisait que
l’air change d’odeur, qu’un gloussement de dinde sauvage traverse les buissons
pour que lui soit rappelé que sur son domaine, il était le chieftain.
C’était ainsi.
La souplesse des
Appalaches avait été, mais c’était du passé maintenant, à coup sûr une sorte
d’Eden et, ici comme ailleurs, la seule
règle possible pour lui était celle que lui transmettait la peau criblée de
rousseur de son ascendance.
L’Acte et son
pouvoir.
Il avait mis
plus de dix années à devenir le leader incontesté du clan, un clan métissé et
hétérogène auquel s’étaient ajoutés de temps à autre de nouveaux noms qu’il
avait accepté de prendre sous l’aile vaste de sa bienveillance.
Le système
fonctionnait admirablement.
Les propriétés
s’emboîtaient dans les accords de convivialité tacites que chacun respectait
mais dont tous ignoraient l’origine.
Il lui avait
suffi de parler.
Les codes qui
s’appliquaient comme des évidences devaient beaucoup au sien.
La fibre
ancestrale était restée tendue malgré la diaspora et les famines, enchaînée à
ses molécules à travers le temps et la distance.
Ses Septs
s’étendaient maintenant jusqu’aux limites de la ville, c’était suffisant.
Ici, la rivière
ne se jetait dans nulle baie, mais il sentait sur ses berges par temps couvert
l’odeur épaisse des marécages qui bordaient la Lee.
Ici, son nom
dépouillé du O’ de sa lignée pouvait passer inaperçu mais la rugosité de sa
généalogie scandait dans sa chair, sur cet échafaudage craquant dans le froid,
les rythmes de chants de guerre qui extrayaient du sol la force des brouillards
occultes.
Ici, aucune
négociation ne remplacerait jamais le simple constat de la puissance naturelle.
Tout à coup, il
aperçut sa voisine qui se dirigeait vers la maison.
Elle avançait
vivement, petite et légèrement courbée par le froid.
Il lança un
appel en agitant les bras en signe de bienvenue.
En tournant la
tête, il voyait s’étendre longeant la sienne sa propriété grasse et mâture, la
rivière et les toits des cabanons.
Ce fut bref, une
illumination.
La limite entre
les deux terrains soudain céda et il groupa en un éclair les maisons, les
appentis, les cottages sur une gigantesque scène d’expérimentation.
Il était déjà
tout dévoué à son service, qu’empêchait un rapprochement dans la place qui
solidifierait leurs fondations, ferait fructifier leurs ressources ?
Une idée.
Ce n’était
qu’une idée.
Fugace.
Qu’il s’empressa
de repousser en l’observant attentivement monter le chemin.
Elle approchait
et l’envisager sous un angle charnel lui demanda un véritable effort.
Elle ne le
brûlait pas.
Pas du tout.
Mais seul
l’inconnu pouvait risquer de le mettre en feu.
Il la
connaissait parce qu’elle était sa machine à laver et sa climatisation.
Il s’étonna
d’avoir attendu si longtemps avant de constater ce fait aussi évident.
Il y avait
beaucoup de moyens de refaire sa vie.
L’exotisme et
ses défis, après tout, n’en étaient
qu’une partie.
La brume qui
s’était levée en quelques minutes vers l’ouest donnait à sa propriété un profil
posé, ombragé par le chêne centenaire
sous lequel la femme anodine qui s’approchait, par sa position d’alliée
pourrait méditer.
Elle avait
acquis ses droits et son admiration ostensible pour lui les lui garantissait.
Ils se vouaient
à des soirées paisibles.
Le chieftain.
Le chief.
Lorsqu’elle
posait une question ce n’était pas pour émettre un doute mais pour qu’il y
réponde.
Elle savait
écouter.
Une idée.
Une rangée de
cabanons de pêche à terminer.
Une rangée de
charpentes à aligner à sa légende, le monde, ah ça, le monde…
A Richard 2010